Les Chroniques du Menteur
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Heureux qui communique

lundi 19 juillet 1999, par Pierre Lazuly

Le touriste est un animal étrange. Probablement le plus étonnant mammifère qu’ait engendré le vingtième siècle occidental. Il n’y a qu’à l’observer le soir du 14 juillet pour en être persuadé : il erre dans une petite station balnéaire ; il est venu voir le joli feu d’artifice qui lui est offert par Monsieur le Député-Maire.

Il y a les belles bleues. Les belles rouges. Les persifleuses. Les sifflantes. Le touriste est satisfait. Il applaudit à la fin du bouquet. Puis il « décide » de rentrer. Le problème, c’est qu’ils ont tous décidé, synchrones, qu’il était l’heure de rentrer. Ils pouvaient, je ne sais pas, danser une ridée, boire une dernière bolée, faire une promenade romantique le long des catways et s’embrasser avec fougue au bout de la jetée. Mais non. Il n’en est pas question. Le touriste a décidé qu’il était l’heure de rentrer. Comme il décide à la plage, chaque soir à 18 heures tapantes, qu’il est l’heure de se rhabiller.

Alors naturellement, ça bouchonne. Ça bouchonne même drôlement. La route de la côte n’est plus qu’une spirale de phares. Des paires d’yeux blancs et rouges, immobiles. Et un doux fumet de diesel. Forcément, quelques milliers de mammifères en Renault ne peuvent pas s’engouffrer en quelques minutes dans un petit boyau. Maintenant, ils sont coincés, et bien coincés. (Ce qui prouve qu’il fallait mieux rester à s’embrasser sur le bord des catways). Ils ne peuvent plus reculer. Ni avancer. Ils ne leur reste plus qu’à « communiquer ».

Et ça ne rate pas. Il suffit de jeter un oeil dans les bétaillères où stagnent ces étonnants mammifères pour constater qu’ils sont précisément en train de « communiquer ». C’est bête, ils avaient tellement mieux à faire. Ils auraient pu se parler sur le bord de mer. Respirer au grand air. Au lieu de quoi ils sont en train de se griller les neurones dans un bocal d’air vicié. À qui téléphonent-ils ? Nul ne le sait. (Mais il faut bien épuiser son forfait).

Lorsque j’étais étudiant, il n’y a pas si longtemps, les couples ne communiquaient pas. Ils se parlaient vraiment, sur les terrasses, en se regardant. Ils sussuraient des mots tendres que nul autre ne pouvait entendre. C’était très émouvant. Depuis, l’homme a inventé le forfait « Complice », les abonnements « Liberté ». C’est à ce moment-là que tout a déraillé. Depuis, les couples ne sont plus ce qu’ils étaient. Pendant qu’il conduit, on la voit téléphoner à quelqu’un d’autre. Ou alors c’est l’inverse. Parfois même, c’est triste à dire, ils téléphonent tous les deux à la fois.

J’avais déjà pu observer un tel phénomène. Sur une terrasse, à Rennes. Un jeune couple buvait un apéritif à la table voisine. Le garçon parlait à voix haute dans son petit boîtier. Il rigolait très fort ; il avait l’air de bien s’amuser. À ses côtés, il faut l’avouer, sa copine s’amusait plutôt moyennement. D’autant plus que son âne pérorait ainsi depuis plus de trois quarts d’heure.

Alors, la pauvre avait fini par sortir, elle aussi, son petit boîtier noir. (Je suppose qu’ils avaient acheté ensemble le fameux pack « Complice »). Et elle tentait désespérément de communiquer, avec n’importe qui. Elle tapait des numéros, laissait sonner jusqu’à dix sonneries. Personne ne répondait. Ou c’était occupé. Elle reposait tristement son sans-fil. Elle regardait son imbécile. Lequel réussit ce soir-là l’exploit de communiquer ainsi pendant une heure et demie.

Tels sont les couples d’aujourd’hui. La publicité le confirme. Celle d’Itinéris. Je l’ai vue l’autre soir, juste avant le feu d’artifice. Rien n’est plus déprimant pour le téléspectateur romantique qu’une publicité Itinéris. Ça commençait bien pourtant ; comme dans un clip de David et Jonathan. C’est la fin des vacances. L’heure des séparations. Un jeune couple s’embrasse avec passion. Le train (ou le bus, je ne sais plus) va partir. Elle s’arrache à son étreinte, lui demande son numéro de portable. Il le griffonne, amoureusement.

Et là, on ne sait pas pourquoi, sa dulcinée lui demande la marque de son portable. Est-il vraiment un amant malin ? A-t-il choisi Itinéris ? Hélas, mille fois hélas, son fougueux amant s’était distraitement abonné chez un opérateur concurrent. Elle ne pourra pas profiter des -20%. Et pour une conne, c’est important, -20%. Alors, la fourbe jette le numéro amoureusement griffonné ; elle y enveloppe même son chewing-gum. (Car manifestement elle l’embrasse en mâchant des chewing-gums. Des chewing-gums trouvés en promo au Rallye, 6 paquets pour le prix de 5, soit 20% gratuit).

Non, décidément, j’ai beau retourner la publicité dans tous les sens, je n’arrive pas y trouver la moindre trace d’intelligence. Si cette conne est aussi préoccupée par le prix des communications, pourquoi diable tient-elle absolument à l’appeler sur un mobile, depuis un poste fixe ? C’est ce qu’il y a de plus cher : même avec -20%, on sussure des mots doux 5 fois moins longtemps que si l’on s’appelait entre deux postes fixes ou, mieux encore, depuis une cabine. (Rien n’est plus romantique qu’une cabine téléphonique, je n’en démordrai pas. Surtout lorsqu’on voudrait appeler et que l’on n’ose pas).

Quoiqu’il en soit, j’ai trouvé bien pire que les imbéciles qui téléphonent sur les plages : ceux dont le téléphone sonne pendant qu’ils nagent. Je ne serais d’ailleurs pas étonné qu’ils aient bientôt l’occasion de tester si leurs maudits machins résistent à l’eau de mer : « Ohé, Ducon-Malin ! c’est pour toi, attrape ! ». Telles furent les dernières pensées blâmables de votre chroniqueur à la plage.

PIERRE LAZULY
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