Les Chroniques du Menteur
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Ivresse du roman

lundi 4 octobre 1999, par Pierre Lazuly

Il est rare qu’un ouvrage vous grise comme du vin fort. La plupart des livres ont comme un arrière-goût de tisane, de café réchauffé. On les lit sans véritable plaisir, histoire de s’endormir. On les achète, comme des légumes, lorsque revient la saison de la plume. La rentrée littéraire. Des centaines de titres nouveaux arrivent dans les cageots. Un record de nouveautés, cette année. Et probablement aussi un record de déchets. Bradbury craignait, dans « Fahrenheit 451 », que les livres disparaissent un jour, brûlés : ils disparaîtront plutôt écrasés sous le poids des présomptueuses nouveautés.

Devant les nouveaux arrivages, comment s’y retrouver ? Que « faut-il avoir lu » cette année ? Ne comptez pas sur moi pour vous le dire, je n’en ai pas la moindre idée. Je n’ai pas goûté aux dernières tisanes, pas voulu boire des cafés préparés à la va-vite dans de vieux filtres usagés. Dans une cafetière houellebecquienne. Dans une théière empruntée au bon docteur Winckler. Cette année, je l’avoue, j’ignore tout de l’actualité littéraire. Mais je m’en fiche complètement : je viens de découvrir, dans une librairie intemporelle, le plus enthousiasmant des romans.

Bonheur de n’être pas chroniqueur littéraire, de ne parler des livres que lorsqu’ils vous plaisent ! Plaisir d’avouer simplement, de temps en temps, son coup de coeur pour un roman. Car s’il est rare, en effet, qu’un roman vous grise comme du vin fort, il en est un dont j’ai du mal à dessoûler. Il faut dire qu’après avoir fini la bouteille, je ne cesse d’en reprendre, à pleines goulées. Ivre de ce livre. La bouteille trône même sur la table de nuit. C’est du joli.

Ivresse donc, mais ivresse partageuse. Titubant, l’ivrogne, absolument grotesque, mais désireux au moins de payer une dernière tournée de romanesque. Téléphonant à quantité de gens, griffonnant d’inattendues missives vantant les mérites du roman. Mais comment voulez-vous faire lire aujourd’hui un ouvrage de 1100 pages ? Les gens n’ont pas le temps. Pas le temps de s’intéresser aux soliloques de Solal, aux rêveries d’Ariane. Pas la moindre seconde à consacrer à leurs amours. Et pourtant, quel exil, quel bonheur, quelle belle nourriture pour le coeur, ce meurtri, « ce petit grelot accroché au pesant collier de la vie ».

Heureux tous ceux qui en entreprendront la lecture ! Leur petit grelot sera récompensé. Par 1100 pages d’une langue magnifique, d’un style vif et troublant, aux adjectifs parfaits. Par l’éblouissant discours de séduction de Solal, son implacable couplet sur les « petits os », sur l’adoration de la force. Ô tristes vérités.

Divine lecture, et combien de regrets ! Regrets de ne pas l’avoir découvert plus tôt, ce roman qui vous éblouit en même temps qu’il vous change (lentement). Regrets de n’avoir eu personne pour me le conseiller il y a quelques années. Tyrannie des nouvelles parutions, prix décernés et si vite oubliés. Mais qui donc pour nous recommander gentiment les bijoux de ces années passées ?

Pauvre petit lecteur, floué par les années perdues. Les années traversées sans ce guide. Les amours gâchées par trop de naïveté, trop de tendresse affichée, par la farce de l’homme fort qu’il n’a pas su jouer. Et de lire, quelques années trop tard, ces choses qui auraient pu changer bien des choses, c’est peut-être idiot mais ça le rend tout chose.

D’ailleurs, je crois que je vais encore en reprendre une gorgée ce soir, avant de me coucher. Un dernier regard sur l’étiquette, pour ceux qui n’auraient pas reconnu la cuvée : « Belle du Seigneur », mis en bouteille par Albert Cohen, chez Folio. À la vôtre !

PIERRE LAZULY
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