Les Chroniques du Menteur
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L’effet papillon

dimanche 31 juillet 2005, par Pierre Lazuly

C’est ce qu’on appelle « l’effet papillon » : l’expression, inventée par le météorologue Edward Lorenz, stipule que chaque action, même la plus anodine, peut avoir à long terme des conséquences colossales [1]. « Le battement des ailes d’un papillon au Brésil déclenche-t-il une tornade au Texas ? », s’interrogeait à l’époque Lorenz ; aujourd’hui, la question serait plutôt : un battement d’ailes de papillon à Pékin peut-il provoquer une tempête à New-York ?

Pour tout vous avouer, depuis ma dernière chronique, je m’intéresse toujours beaucoup à l’immobilier. Je m’y intéresse différemment, c’est tout : je ne regarde plus les maisons, je regarde le phénomène ; je ne cherche plus à acheter, je cherche à comprendre les mécanismes. Lire la presse économique, chercher les signes. L’amorce d’un retournement du marché, les premiers symptômes d’un krach immobilier.

Parce que jusqu’ici, on m’a surtout dit que ma théorie était certes jolie mais qu’en attendant l’immobilier continuait toujours à augmenter... bref, j’étais comme le physicien qui démontrerait longuement que les pommes ne peuvent tomber que vers le haut et qui regarderait d’un air navré la première pomme qu’il lâche s’écraser lamentablement sur le plancher.

Parmi ceux qui avaient suivi jusqu’au bout mes arguties sur les taux d’intérêt, c’était toujours la même remarque qui revenait : si effectivement les banquiers centraux savent que relever les taux d’intérêt provoquera l’explosion de la bulle immobilière et plusieurs années de récession, ils ont tout intérêt - c’est le cas de le dire - à les laisser au plus bas. Ils n’ont aucune raison de les augmenter de leur plein gré, en tout cas. Alors, savoir quand cela se produirait, et pourquoi...

C’est un titre intrigant du Figaro, « Le yuan et la bulle immobilière américaine » [2] , qui m’a mis la puce à l’oreille : mais quel rapport pouvait-il y avoir entre le yuan qui abandonnait son verrouillage total par rapport au dollar et la bulle immobilière américaine, si lointaine ? Le battement d’ailes d’un papillon chinois, une simple monnaie jusqu’ici si sage qui prendrait son envol, cela pouvait-il suffire à provoquer une remontée trop brutale des taux obligataires en Occident et, partant, l’éclatement de la bulle immobilière ?

« La sous-évaluation du yuan et son verrouillage total vis-à-vis du dollar, qui prévalait jusqu’à la semaine dernière, ont joué en effet un rôle incontestable dans la montée des deux périls les plus explosifs de l’heure, économiquement s’entend », écrit Le Figaro. « Le second déséquilibre est financier et totalement pervers : fortes de leurs surplus extérieurs, les autorités chinoises ont été conduites à acheter des dollars et des bons du Trésor américain par centaines de milliards, seule façon de circonscrire les pressions à la hausse de leur monnaie ».

Et Le Figaro de poursuivre : « L’épargne chinoise a ainsi contribué à maintenir les taux d’intérêts des marchés obligataires à des niveaux "anormalement bas", comme l’a répété à l’envi ces derniers mois Alan Greenspan, le président de la Fed. Pourquoi se plaindre que la mariée est trop belle, dira-t-on ? C’est que cette beauté est diabolique : le prix de l’argent trop bas des marchés financiers n’a fait qu’alimenter la bulle immobilière. Du coup, la Fed pourrait être obligée de relever beaucoup plus fortement qu’elle ne le souhaite ses taux directeurs, ultime et pénible façon de calmer le jeu. Antoine Brunet, le « chief economist » de HSBC-CCF envisage un niveau des fed-funds à 4,25% à la fin 2005 (contre 3,25% aujourd’hui) et à 4,75% au printemps 2006 ».

La veille, The Economist - encore lui -, avait publié un article passionnant et très joliment titré : « From T-shirts to T-bonds » [3]. Pour le journal économique, c’est à Pékin, et non plus à Washington, qui se prennent de plus en plus les décisions qui affectent les entreprises, les travailleurs, les marchés financiers et d’une façon générale l’économie mondiale.

« En aidant à maintenir à un bas niveau les taux d’intérêt dans les pays riches, la Chine pourrait avoir créé indirectement une bulle globale de liquidités », écrit The Economist. « Cet excès de liquidités n’a pas fait progresser l’inflation traditionnelle (grâce aux prix bas des vêtements et ordinateurs chinois) mais, à la place, a gonflé une série de bulles [a series of asset-price bubbles] dans le monde entier. Ainsi, en poussant cet argument à l’extrême, on pourrait dire que la bulle immobilière est indirectement "made in China". Quels sont les effets de la nouvelle flexibilité du yuan sur les rendements obligataires ? Les rendements du trésor américain ont augmenté de 12 points de base après l’annonce de Pékin, la semaine dernière. Après avoir contribué au gonflement de la bulle immobilière américaine, la Chine peut-elle maintenant la percer en faisant remonter les taux des emprunts [mortgage rates], étroitement liés aux rendements obligataires à long terme ? ». Et le journal de conclure ironiquement que le destin de l’immobilier américain pourrait bien être déterminé non pas par les banquiers centraux occidentaux mais par des bureaucrates de Pékin.

Mais si l’article de The Economist est aussi passionnant, c’est qu’il va bien au-delà de ce simple sujet de l’immobilier et qu’il explique pourquoi ce sont l’inflation globale, les taux d’intérêt, les prix de l’immobilier mais aussi les salaires, les profits et le prix des matières premières qui sont désormais, de plus en plus, influencés par les décisions prises à Pékin : « Selon certaines estimations, la Chine a près de 200 millions de travailleurs sous-employés dans les régions rurales, et cela pourrait prendre plus de 20 ans pour que l’industrie les absorbe. Pendant tout ce temps, cela continuera à freiner au niveau mondial et l’augmentation des salaires et l’inflation. Les taux de profit pourraient ainsi rester historiquement élevés, au moins pour un temps ».

Cette question de la main d’oeuvre chinoise rappelle un virulent débat entre économistes dans les années 20, note encore le journal. À l’époque, une augmentation semblable de la capacité de production mondiale (provoquée alors par des gains de productivité liés au progrès technologique) avait provoqué une réduction de coûts manufacturiers. Certains économistes plaidaient pour une baisse des prix afin que ces gains de productivité profitent d’abord aux travailleurs, en augmentant leur pouvoir d’achat. « Mais, exactement comme aujourd’hui, la politique monétaire a empêché la baisse des prix. Et cette politique n’a fait que gonfler la bulle boursière à la fin des années 20 ». De la même manière, l’entrée de l’« army of cheap labour » chinoise dans l’économie mondiale a augmenté le retour sur investissement global du capital, ce qui aurait dû se traduire par une augmentation des taux d’intérêt. « Mais, au lieu de cela, les banques centrales les ont maintenus à des niveaux historiquement bas, provoquant une mauvaise affectation du capital : le recours excessif à l’emprunt et la spéculation immobilière en sont les illustrations les plus évidentes ».

La décision chinoise de désarrimer le yuan du dollar pourrait toutefois changer la donne : la spéculation sur le yuan pourrait théoriquement amener celui-ci à s’apprécier assez rapidement de 10 à 20% de plus que son cours actuel (« au bout de soixante jours ouvrables, il pourrait en résulter, théoriquement, une réévaluation de 19,4% de sa devise, selon les calculs de l’expert de Morgan Stanley, Stephen Jen », cité par Le Figaro).

Cette fluctuation quotidienne de 0,3% du yuan vis-à-vis du dollar que s’est donnée la Banque de Chine, battement d’aile infime s’il en est, pourrait donc alors suffire à entraîner une hausse des taux d’intérêt américains et européens de plus de 1% (« si la Chine brise réellement sa parité avec le dollar, cela pourrait déclencher une nouvelle glissade du dollar face à l’euro, le yen et les autres monnaies, incitant les investisseurs à demander des intérêts plus élevés », écrit The Economist). Or cette hausse rapide des taux d’intérêt de 1 à 1,5%, à elle seule, peut suffire à faire s’effondrer la demande sur le marché immobilier (aucun acheteur ne pouvant plus suivre les prix actuels avec des taux d’intérêt qui seraient plus élevés). Et provoquer ainsi, d’un simple battement d’ailes, l’explosion de la bulle immobilière intercontinentale.

Enfin, je dis ça, c’est peut-être très naïf : je ne suis pas économiste, je peux très bien me tromper. J’ai même le droit de me tromper presque autant que les vrais économistes.

PIERRE LAZULY

P.-S.

Voir aussi le dossier Bulle immobilière de Rezo.

Et sur « l’army of cheap labour » issue des campagnes chinoises, lire cet article de Vincent Berdot et Xavier Biseul, « Chez les forçats chinoises de la fabrication d’imprimantes », publié par 01Net.

Notes

[1] « Effet papillon », Wikipedia.

[2] Le Figaro, « Le yuan et la bulle immobilière américaine », 29 juillet 2005.

[3] The Economist, « From T-shirts to T-bonds », 28 juillet 2005. Les « T-bonds » sont les rendements obligataires américains.

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