Les Chroniques du Menteur
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La comète humaine

(chronique de l’homme pressé)

mercredi 6 décembre 2000, par Pierre Lazuly

J’suis un mannequin glacé, avec un teint de soleil
Ravalé, homme pressé, mes conneries proferées
Sont le destin du monde, et je n’ai pas le temps je file
Ma carrière est en jeu, je suis l’homme médiatique
Je suis plus que politique, et je vais vite, très vite
J’suis une comète humaine universelle
(Noir Désir, Un homme pressé)

J’aime beaucoup les hommes d’affaires anglais. Ils ont parfois d’excellentes idées. Tenez, par exemple, les business men d’Oxford Street : irrités par les insupportables badauds qui font rien qu’à encombrer cette artère commerçante et à les ralentir lorsqu’ils se catapultent vers le boulot, ils réclament aujourd’hui à cor et à cri l’instauration de « voies rapides » sur chaque trottoir afin, je cite, « de réduire les comportements agressifs liés à l’encombrement des trottoirs d’Oxford Street, les plus fréquentés de la capitale. » Car l’homme d’affaires anglais ne supporte pas d’être ralenti. Même lorsque ses ralentisseurs sont ces braves touristes ébaubis qui font précisément marcher les affaires anglaises. Il devient alors tout rouge, songe à vous étrangler, se retient tout juste à l’idée de l’amende qu’il lui faudrait alors débourser.

On voit par là qu’il devenait impératif de réglementer au plus vite le trafic humain sur les trottoirs londoniens. Ceux d’Oxford Street seraient ainsi divisés en deux voies : « l’une pour les clients ou les touristes souhaitant faire du lèche-vitrines en prenant leur temps, l’autre pour les piétons pressés, riverains ou personnes travaillant dans le secteur essentiellement. ». Les hommes d’affaires ont tout prévu, jusqu’aux amendes : selon leurs propositions, emprunter la « voie rapide » obligerait à marcher à la vitesse minimale de 5 km/h. « La vitesse des piétons y serait contrôlée par radar, et les lambins seraient passibles d’une amende de 10 livres (16 euros) ».

Ces audacieuses propositions, j’ai le regret de vous l’apprendre, n’ont pas été acceptées par le conseil municipal rétrograde du quartier de Westminster. Parce qu’ils les trouvaient ridicules, peut-être ? Vous n’y êtes pas du tout, chers lecteurs : « Une voie rapide pour piétons est une idée intéressante mais cette proposition spécifique se traduirait par un surcroît de bureaucratie superflu et par des piétons frustrés », a simplement déclaré la présidente de la commission des transports à l’AFP, avant de conclure : « Nous défendrons le droit des gens à marcher sur le trottoir à la vitesse de leur choix ».

J’en suis encore tout déprimé. Comme toujours lorsque dans cette vallée de larmes les grandes idées des hommes se heurtent à l’incompréhension de leurs contemporains. Et pourtant je l’imaginais si bien, ce joli projet de nos hommes d’affaires londoniens. Je voyais déjà les agents se déployer sur le trottoir opposé, avec leur petit radar à piétons, impatient de les verbaliser. Et même de les faire souffler dans le ballon. Parce que circuler en état d’ivresse sur la voie express des piétons, ça méritait assurément une sérieuse contravention. On en pincerait même sans doute, des distraits, qui prendraient la voie en sens inverse, mettant ainsi en péril la vie d’honorables business men lancés à pleine vitesse. Le plus étonnant, c’était le nom choisi par les hommes d’affaires pour cette opération : « Opération remorqueur ». Encore, « trottoir express », « giga-piéton », j’aurais compris, mais « remorqueur » ? Songeaient-ils, pour atteindre encore une plus grande vitesse, à se faire tracter dans leur course folle par quelque tire-fesse de nouvelle génération ?

L’histoire ne le dit pas. Quoi qu’il en soit, on ne m’ôtera pas de l’idée que les commerçants d’Oxford Street ont raté là l’occasion rêvée de s’offrir une retraite dorée. Il leur aurait suffi d’installer une terrasse sur le trottoir opposé, où l’on aurait pu profiter du spectacle, en savourant son thé. Le spectacle aurait été de premier choix. Des couples d’amoureux auraient regardé en souriant l’activité du monde s’écouler sous leurs yeux. De temps en temps, les plus facétieux d’entre eux auraient déposé quelque obstacle sur le trottoir d’en face, pour le simple plaisir, puéril s’il en est, de voir un homme d’affaires anglais trébucher. D’obscurs journaux estudiantins publieraient sous le manteau leurs numéros de téléphone mobile, obtenus par d’inavouables moyens. Et on s’amuserait à les appeler d’en face, pour de rire, pour le simple plaisir de les voir décrocher sans abandonner un instant leur course effrénée...

PIERRE LAZULY

P.-S.

Quoi qu’on puisse penser du caractère peu enviable de la précipitation perpétuelle des hommes d’affaires, des « responsables », ou du jeune homme moyen, qui a presque toujours l’air de surgir en VTT d’une bouche de métro, ou du bureau, il faut malheureusement admettre que leur allure est devenue le modèle. L’ironie de l’Histoire est d’avoir donné au slogan de Mai 68 « Vivre sans temps mort » ce contenu si pitoyable.

La psychose de l’urgence en toute chose s’est emparée des populations. Effectivement disponibles pour tant de pratiques différentes, toutes moulées à la même louche, nos contemporains semblent frénétiquement vouloir les goûter toutes, surtout n’en manquer aucune. Il faut y aller ! A peine sorti du charbon, il faut courir au four et au moulin, à la montagne et au bord de la mer, aux tropiques et au cercle polaire, en un temps record, tant l’existence, littéralement lessivée, semble avoir rétréci au cours des temps. C’est en premier lieu dans les déplacements professionnels que s’exprime, sans retenue, ce despotisme de la vitesse : les flux économiques présents partout « en temps réel » en sont d’autant plus volatils, la course des business men d’autant plus désespérée, puisque tout est à recommencer, perpétuellement. L’épopée de pacotille que l’idéologie néo-libérale a élaborée autour des gesticulations des chevaliers d’industrie, golden boys et autres canassons, aura finalement porté ses fruits : il faut supprimer le trajet ; il est impératif d’arriver seulement.

Pour une foule de raisons dont la moindre n’est pas la démission devant l’énigme qu’est devenue l’invention de leur propre vie, les hommes ne veulent plus se déplacer à un rythme sensible ; ce n’est pas qu’ils aient foncièrement du goût pour la vitesse, mais plutôt qu’ils ne supportent plus de se déplacer lentement. L’effacement de toute communauté possible comme de toute individualité profonde a produit un isolement quasi schizophrénique dans les transports modernes comme dans la vie urbaine dont ils sont l’extension. La littérature de gare, apparue avec les chemins de fer, s’accompagne maintenant de l’usage du walkman, et l’équipement vidéo des rames doit combler le silence pesant qui y règne. Ce qui n’a plus d’attrait doit être écourté et diverti ; le déplacement (métro, train, voiture, ferry, avion) n’est plus que du temps mort, perdu, du temps d’ennui.

Aller vite et loin était d’abord abstraitement désirable ; c’est devenu concrètement indispensable pour la plupart des gens, tant ils n’ont rien à faire ni personne à rencontrer sur leur chemin. Le TGV répond parfaitement à ce fallacieux besoin ; il n’est pas une banale amélioration du train, mais quelque chose d’autre, « un Airbus en vol rasant », comme l’écrit si finement l’imbécile de service du Monde. Les conditions du transport aérien sont descendues sur terre et rien ne les fera décoller.

(Relevé provisoire de nos griefs contre le despotisme de la vitesse)

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