Les Chroniques du Menteur
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Les nouveaux entreprenautes

lundi 15 mai 2000, par Pierre Lazuly

Notre tir de barrage anti-friconautes, début février, a porté ses fruits au-delà de toute espérance. À vrai dire, en fait d’espérance, on n’attendait absolument rien d’autre que l’indifférence polie qui entoure généralement nos écrits. Et là, surprise : Kasskooye.com, l’Ornitho, le Scarabée, le Portail des copains étaient cités un peu partout dans la presse, à la radio, et même à la télé. Ainsi donc, public et journalistes auraient plus de sympathie pour les joyeux drilles du Web indépendant que pour les entreprenautes aux longues dents ? Etonnant !

Disons surtout qu’on est tombé au bon moment. Au moment précis où les médias cherchaient un discours qui fasse un peu contrepoids aux discours simplistes des chantres bêlants de la nouvelle économie.

Quoi qu’il en soit, les agences de com’ de nos valeureuses start-up en ont pris bonne note : le public en a ras la dotcom. Nos vaillants entreprenautes - et leurs thuriféraires médiatiques - doivent désormais retourner leur veste avec subtilité. On avait trop forcé sur les millions de capital-risque levés en un rien de temps par nos jeunes arrivistes ? Il fallait se rattraper avant que l’opinion publique ne puisse absolument plus les encadrer.

La meilleure explication à ce retournement de tendance généralisé est probablement à trouver dans la tribune "Y’a des matins, j’en ai ras la dotcom !", publiée dans Transfert par Patrick Robin, PDG et fondateur d’Imaginet. « Il y a quelques semaines nous avons atteint (du moins je l’espère) les sommets du ridicule et de la caricature. Avec 52 à la Une, mais surtout Envoyé Spécial, j’ai eu comme l’envie subite de hurler (d’ailleurs je l’ai fait). L’image des entreprenautes qui était donnée dans cette émission par des journalistes en quête de clichés m’a un peu donné envie de "gerber". Il ne faut pas que nous acceptions sans broncher l’image plutôt antipathique des start-ups qui commence à s’installer aujourd’hui dans les médias et qui risque demain de toucher l’opinion publique. [...] Aux États-Unis, le mouvement anti "dot-com" à déjà commencé à s’installer et semble prendre de l’ampleur. [...] Essayons, s’il n’est pas trop tard, de faire en sorte que ce ras-le-bol ne traverse pas l’Atlantique. »

Depuis, pas un article qui ne s’efforce de corriger ce "déficit d’image" de nos amis entreprenautes. De l’Expansion au Nouvel Obs, un leitmotiv dans tous les articles qui leur sont consacrés : nier farouchement que sa principale motivation est l’argent, parler de projet personnel, de valeurs, et même - n’ayons pas peur - d’utilité publique. Mais le meilleur exemple de ce nouveau discours des entreprenautes, c’est sans aucun doute Xavier Schallebaum.

Annonçant, début février, qu’il quittait son poste gentillet de webmestre de l’Elysée pour le titre envié de "General Partner" (directeur associé) du fonds d’investissement Apollo Invest, Xavier Schallebaum confiait crânement au Journal du Net qu’il triplerait son salaire au cours de l’opération, « sans compter les stock-options ». L’heure était alors, dans tous les médias, aux success stories d’entreprenautes, à l’easy money, à la folie des First Tuesday. Ce cher Xavier allait bientôt être riche, il était de bon ton de s’en vanter.

Deux mois plus tard, le vent a tourné : les "friconautes" ont mauvaise presse, alors la presse doit s’adapter. Ainsi le Monde Interactif, dressant il y a quelques semaines un portrait complaisant de notre ex-webmestre de l’Elysée, oublie pour une fois les stock-options et insiste lourdement sur le côté "bande de copains" : « La volonté de rejoindre les "copains" et de "participer à l’aventure de la Netéconomie" le tenait depuis quelque temps déjà. Et c’est avec ces mêmes "copains" qu’il se retrouve actionnaire à titre personnel du site d’achat groupé Akibi ou de Radionaze, une radio qui ne diffuse que sur Internet, "créée comme une connerie et qu’il nous a fallu gérer devant le succès", précise-t-il. Ces "copains" forment un autre réseau, celui sur lequel il s’appuie en toute occasion et avec lesquels il a monté une association virtuelle d’acteurs de la Netéconomie à la française, la Dream Team. »

On ne peut évidemment pas s’empêcher de penser que la présence insistante du mot "copains" (3 fois en quelques lignes) ne relève ici pas du hasard. Puisque le public semble préférer les webmestres qui ne se prennent pas la tête, on va leur en donner, des entreprenautes qui ne se prennent pas au sérieux. C’est la règle numéro 1 du Nouvel Entreprenaute : cultiver une nouvelle image, celle de passionnés limite désintéressés. Le summum, désormais, ce n’est plus d’avoir des stock-options, c’est d’avoir des copains, d’être une bande de jeunes qui se tape des délires mega-groove avec ses portails féminins et ses sites d’achats groupés. Pas pour l’argent - que vous êtes bêtes ! -, non, pour le bien de l’humanité.

Car le Nouvel Entreprenaute, il recherche avant tout la satisfaction intellectuelle. Suite de l’article du Monde Interactif : « Cependant, approcher le pouvoir économique ne serait pas satisfaisant pour Xavier Schallebaum "s’il n’y avait la recherche, dans chacun des financements effectués, en plus du retour sur investissement, d’une satisfaction intellectuelle apportée par l’impression d’apporter une pierre à l’édifice de l’intérêt général" ».

Vous me connaissez : je me suis aussitôt précipité sur le Journal du Net, le coeur battant, pour découvrir les pierres que le sémillant Xavier avait apporté à l’édifice de l’intérêt général. Histoire de deviner la satisfaction intellectuelle qui devait être la sienne en finançant de tels projets. Les projets financés par Apollo Invest sont effectivement d’une prodigieuse originalité : un brave portail féminin (Aufeminin.com), un classique regroupe-nigauds (Akabi), un désormais célèbre pilleur de journaux (Net2One), un obscur site d’appel d’offres (DoubleTrade) ou encore un site de vente en ligne de jouets (Abcool).

Apollo Invest se revendique par ailleurs, non sans fierté, comme "une société d’investissement Internet privilégiant les places de marché verticales B2B et disposant d’une méthode propre : la cross fertilization". « Car, dans chacune de ses vies, comme il aime à définir ses expériences personnelles et professionnelles, Xavier Schallebaum veut voir avant tout un acte citoyen avec "l’espoir qu’il y aura toujours une dimension utile" à ce qu’il fait et fera ». Vous n’imaginez pas l’acte citoyen que c’est, de faire de la cross fertilization sur une place de marché verticale B2B.

PIERRE LAZULY
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