Les Chroniques du Menteur
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Syndrome à retardement

(chronique de l’uranium qu’on dit appauvri)

lundi 15 janvier 2001, par Pierre Lazuly

Finalement, les écologistes avaient bien tort de s’inquiéter : les industriels finissent toujours par trouver une façon lucrative de recycler leurs déchets. On ne savait que faire des déchets des abattoirs ? On en ferait des farines animales, destinées à l’alimentation des ruminants. On ne savait que faire des déchets nucléaires ? On les recyclerait avantageusement en missiles tueurs de chars.

L’idée était venue, en 1972, à des chercheurs de Los Alamos (USA). Si l’uranium appauvri ne coûte rien (c’est un des principaux déchets de l’industrie nucléaire), c’est en revanche « le métal le plus dense, le plus lourd. Projeté à une vitesse de 1200 mètres/seconde (Mach 5), il perfore les blindages des chars et peut transpercer une plaque de béton sous trois mètres de terre » [1].

Ébloui par tant de performances, le Pentagone ne pouvait qu’adopter cet alliage si prometteur. « Non seulement les obus perçaient le blindage des tanks, mais grâce à ses propriétés pyrophores, il dissipait son énergie sous forme de chaleur. Il devenait ainsi un remarquable incendiaire destructeur d’engins blindés. Malheureusement, la mauvaise surprise pour les médecins s’est trouvée dans la fumée de ces incendies, constituée en grande partie de particules d’uranium de 1 à 5 micromètres de diamètre, c’est-à-dire exactement de la taille dangereuse pour les poumons si cette fumée est inhalée ou des retombées de celles-ci sont ingérées. » [2].

Pourtant, la KFOR n’en démord pas : elle n’est en rien responsable de l’irradiation de certains de ses soldats. Il n’existe, c’est vrai, « aucune preuve scientifique définitive » que les différentes affections réunies sous le nom de « syndrome des Balkans » proviennent effectivement de l’utilisation d’uranium appauvri. Le général italien Carlo Cabigiosu, commandant de la KFOR au Kosovo, va jusqu’à affirmer qu’il peut « garantir qu’il n’existe aucun lien entre les morts par leucémie et les projectiles à l’uranium appauvri ». Et d’ajouter, sans rire, que la plupart des soldats malades ou décédés résidaient en Sardaigne, « ce qui pourrait fournir une autre explication à la maladie » [3]. Les soldats portugais, belges ou espagnols décédés d’une leucémie après une mission en ex-Yougoslavie avaient probablement passé, eux aussi, quelques vacances en Sardaigne, « ce qui pourrait fournir une autre explication à la maladie ».

En Italie toujours, la Grande Muette s’adonne à de subtiles contorsions sémantiques. L’Observatoire pour la protection des forces armées - un organisme indépendant - affirmait fin décembre que sept militaires italiens étaient morts après avoir été exposés à de l’uranium appauvri et qu’une douzaine d’autres étaient malades. Le ministère de la Défense confirme bien onze cas de leucémie, mais précise que « seuls cinq d’entre eux ont participé à une mission dans les Balkans » [4]. L’Observatoire indépendant précise que « des mécaniciens basés en Italie, chargés de l’entretien des avions utilisant ces munitions, figurent parmi les victimes ». C’est vrai, ces mécaniciens n’ont pas la moindre raison de figurer parmi les statistiques : ils n’ont pas véritablement « participé à une mission dans les Balkans ». Ils sont restés stationnés en Italie. Peut-être même ont-ils séjourné en Sardaigne.

Quoi qu’il en soit, plusieurs pays européens (dont l’Italie, la Grèce, l’Allemagne et le Portugal) estiment aujourd’hui que « s’il y a un risque, même minime, ces armes devraient être abolies. ». Mais qu’entend-on au juste par « un risque » ? Le chancelier allemand Gerhard Schröder précise sa pensée : « Je pense qu’il n’est pas correct d’utiliser ce genre de munitions. J’ai une saine méfiance à l’encontre des munitions qui peuvent mettre en danger les soldats qui les utilisent » [5]. On voit par là que les seuls risques inacceptables pour les dirigeants occidentaux sont ceux qui menacent directement la santé de leurs soldats. Les munitions peuvent bien irradier tous les salauds d’en face : la « saine méfiance » de Gerhard Schröder, c’est seulement pour les munitions qui peuvent contaminer les nôtres. Dans la terminologie militaire, on appelle ça « une guerre propre ».

Aux Etats-Unis, où l’opinion publique est plus que partout ailleurs préoccupée par la santé de ses soldats, le Pentagone vient de publier un rapport détaillant « les différentes situations au cours desquelles des militaires ont pu être exposés à de l’uranium appauvri au cours de la guerre du Golfe. Le rapport conclut que seuls les soldats qui ont été directement victimes de tirs fratricides présentent une concentration de métal dans les reins supérieure aux normes habituelles » [6]. La conclusion laisse rêveur : seuls les soldats victimes de tirs fratricides souffrent de leucémies. Ce qui donnerait à penser que les chars ennemis, eux, ne contiennent jamais le moindre occupant. A moins, bien sûr, que les soldats ennemis ne soient jamais comptés parmi les humains contaminés. On savait déjà qu’en temps de guerre, les soldats étaient là pour être tués - au tout au moins blessés. Maintenant, on sait aussi qu’il est « de bonne guerre » de les irradier à l’uranium appauvri.

En 1995, pourtant, le général français Galois confiait à l’hebdomadaire VSD : « L’utilisation de ce type de munitions relèverait du mépris le plus absolu des règles établies par la communauté internationale... Admettre la généralisation de ce type d’armes reviendrait à légaliser la contamination par radioactivité... Je ne puis croire que les Français persistent en la matière. » [7] Et pourtant, les Français persistent. L’armée de terre possède encore aujourd’hui un stock d’obus de 120 mm à l’uranium appauvri pour ses chars Leclerc. « Il n’y a pas de raison d’y renoncer », estime le ministre de la Défense Alain Richard [8]. « Nous ne voyons pas de raisons de santé d’envisager un moratoire (sur ces armes, ndlr) maintenant », renchérit le Pentagone [9].

L’armée américaine connaît pourtant très bien les effets contaminants de ces armes pour les populations environnantes, puisqu’elle écrivait elle-même dès septembre 1990 : « Après l’extinction du feu, ces explosifs ne sont inoffensifs que s’ils ont complètement brûlé. Ceux qui n’ont pas complètement brûlé représentent un risque explosif extrême. En refroidissant, comme le métal, ils prennent des formes bizarres. Ils peuvent avoir intégré des impuretés qui les rendent encore plus dangereux qu’ils ne l’étaient auparavant » [10] Malgré cela, 19 mois après l’entrée de la KFOR au Kosovo, les 112 sites potentiellement contaminés sont toujours libres d’accès. « Il peut arriver que des enfants jouant dans ces secteurs touchent à quelques-uns de ces débris », confie Pekka Haavisto, responsable de la mission du PNUE au Kosovo [11]. Ça tombe bien, les enfants adorent jouer avec des objets aux formes bizarres.

L’Organisation Mondiale de la Santé (OMS) affirme toutefois n’avoir relevé aucune progression du nombre de cas de leucémies au Kosovo depuis la fin de la guerre en juin 1999 [12]. Même constat du côté des autorités yougoslaves : « A la clinique de cancérologie de Belgrade, le Dr. Slobodan Cikaric a ainsi indiqué qu’il n’y avait pas, depuis les frappes de l’OTAN de 1999, plus de leucémies ou d’autres formes de cancer » [13].

À cela, rien d’étonnant : « Le temps de latence pour l’apparition d’une leucémie à la suite d’une exposition à un rayonnement ionisant est généralement estimé à une dizaine d’années », explique Jean-Luc Pasquier, le directeur scientifique de l’Office de Protection contre les Rayonnements Ionisants (OPRI). « Mais en épidémiologie, il faut toujours être prudent car en cas d’exposition à une très forte dose le temps de latence peut-être raccourci. » [14]. On comprend mieux pourquoi le personnel militaire, qui a pu être exposé au cours de la guerre à des fumées fortement toxiques, soit le premier frappé par les cas de leucémies. Pour les populations civiles, exposées à de plus faibles doses, la leucémie mettra de nombreuses années avant de se déclarer. L’absence de nouveaux cas en ex-Yougoslavie, moins de deux ans après les frappes, n’a donc rien d’étonnant.

Les militaires européens victimes de la leucémie avaient, on le sait, servi en ex-Yougoslavie lors des frappes en Bosnie, en 1995. Et c’est précisément de Bosnie que nous parviennent aujourd’hui les premières données inquiétantes pour les populations civiles : les chiffres fournis par le ministre bosniaque de la Santé, le 5 janvier dernier, révèlent en effet que 230 cas de cancer sur 100.000 habitants ont été enregistrés en 1999, contre 152 l’année précédente [15].

Et même si aucune donnée scientifique ne permet pour le moment d’imputer cette troublante augmentation à l’utilisation en Bosnie de missiles à base d’uranium appauvri, certaines informations laissent songeur. « Tant que l’enveloppe de protection des munitions est intacte, les projectiles présentent un faible risque pour la santé », rappelle le journaliste Denis Delbecq. « Le danger survient après l’explosion des balles et obus [...] surtout parce que l’uranium est projeté dans l’environnement sous formes de fines particules d’oxydes qui peuvent voyager dans l’air sur des dizaines de kilomètres » [16]. C’est, selon toute vraisemblance, le phénomène qui a pu entraîner la contamination des populations civiles ; une contamination de moindre intensité, ce qui expliquerait que les cas de leucémie mettent plus de temps à se déclarer.

Quelles en sont les principales victimes ? Pour les chantres de la « guerre propre » ça fait un peu désordre : il s’agit surtout des enfants. Le professeur Claude Maylin, responsable du service de radiothérapie de l’hôpital Saint-Louis à Paris, l’a rappelé dans un entretien à Libération : « La leucémie est une maladie très particulière qui atteint en grande majorité les enfants. Schématiquement, il y a un cas de leucémie d’adulte pour cinq cas d’enfants. » [17].

En Irak, curieusement, « neuf ans après la fin du conflit, les médecins irakiens continuent de constater un nombre anormalement élevé de leucémies chez les enfants, de tumeurs et de cancers chez les adultes et de naissances ou avortements de foetus présentant des malformations monstrueuses. » [18]. Un rapport secret de l’Atomic Energy Authority (agence britannique à l’énergie atomique) indiquait déjà, en novembre 1991, qu’il y avait suffisamment d’uranium au Koweït et en Irak pour causer « 500 000 morts potentielles » [19]. Et même s’il est difficile, dans le cas de l’Irak, de dissocier la mortalité liée à l’uranium de celle provoquée par l’embargo international, force est de constater que là-bas, la mortalité infantile est passée, entre la période 84-89 et la période 94-99, de 47 à 108 morts pour 1000 naissances, tandis que la mortalité des enfants avant 5 ans passait de 56 à 131 morts pour 1000 naissances : « une progression sans précédent » [20]. Mais manifestement, les membres de l’OTAN n’ont pas encore de « saine méfiance » à l’encontre des munitions qui mettent en danger la vie des enfants.

PIERRE LAZULY

Notes

[1] Christine Abdelkrim-Delanne, « Ces armes si peu conventionnelles », Le Monde diplomatique, juin 1999.

[2] Dr. A. Behar, Association des Médecins Français pour la Prévention de la Guerre Nucléaire, extrait de Médecine et Guerre nucléaire volume 4 n°4 (1999). En ligne sur Indymedia.

[3] Libération, 26 décembre 2000.

[4] Ibid.

[5] Libération, 9 janvier 2001.

[6] Libération, 26 décembre 2000.

[7] Cité par Christine Abdelkrim-Delanne, « La France aussi », Le Monde diplomatique, juin 1999.

[8] Libération, 9 janvier 2001

[9] Libération, 6 janvier 2001

[10] Cité par Christine Abdelkrim-Delanne, « Ces armes si peu conventionnelles », op. cit.

[11] Dépêche AFP, 6 janvier 2001.

[12] Ibid.

[13] Libération, 6 janvier 2001.

[14] Dépêche Associated Press, 7 janvier 2001.

[15] Libération, 6 janvier 2001.

[16] Libération, 10 janvier 2001.

[17] Ibid.

[18] Christine Abdelkrim-Delanne, « Ces armes si peu conventionnelles », op. cit.

[19] Ibid.

[20] « Explanatory Memorandum Regarding the Comprehensive Embargo on Iraq », rapport de l’association Human Rights Watch, 2 janvier 2000, disponible en ligne. Les chiffres de mortalité indiqués proviennent de l’UNICEF.

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