Les Chroniques du Menteur
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Un air de déjà vu

dimanche 3 juillet 2005, par Pierre Lazuly

Une impression étrange, hier, en déambulant en centre-ville. Comme un pressentiment. Je m’en rendais compte seulement maintenant mais cette année, c’étaient les agences immobilières qui avaient fleuri au printemps.

Vous me direz, c’était précisément ce que j’étais venu chercher : ça tombait bien. Mais il y en avait tellement désormais que ça devenait suspect. Des tas de nouvelles agences, des Britimmo flamboyantes, des Orpi imposantes, des Laforêt aguichantes. Parfois même face à face, ces concurrentes. Une agence du même groupe allait même ouvrir à quelques pas de l’autre, avec les mêmes maisons dedans.

Dans leurs vitrines, les prix étaient devenus si élevés qu’on préférait en rire qu’en pleurer. C’était à peu près le double de quand j’ai commencé à bosser. « T’es vraiment trop con de pas avoir acheté avant ! » : on me l’a assez répété. Oui, je suis vraiment trop con, je sais. Mais je ne voulais pas m’enraciner. Être libre de partir sur un coup de tête, pour un amour ou un projet. On croit toujours qu’on va partir un jour.

Maintenant, je m’étais bien fait à l’idée de m’installer mais c’était trop tard, les prix avaient flambé : la maison avec vue sur mer, fallait plus y compter. Et si je n’achetais pas cet été, l’année prochaine ce serait encore pire, tout le monde le disait : que les prix allaient encore continuer à augmenter, que les taux étaient « historiquement bas » mais qu’ils allaient bientôt remonter, que c’était vraiment le moment ou jamais de « réaliser mon projet immobilier ». Parce qu’au rythme où ça allait, l’an prochain, je devrais m’endetter sur 30 ans pour espérer acquérir un deux-pièces mal situé. Au rythme où ça allait... Au rythme où ça allait...

Et soudain j’ai eu cette impression très nette. Un air de déjà vu. Comme si j’avais vu une bulle spéculative en chair et en os, juste devant moi, dans une vitrine. Sous la forme d’une maison petite, laide et ridicule, qui prétendait aux passants qu’elle valait un million de francs. Peut-être étiez-vous déjà là, en février 2000, quand nous ricanions de la folie de la nouvelle économie. C’est exactement ce que ça m’a rappelé. Certes, ce n’était pas la même chose : l’immobilier, ça n’était pas du vent, c’était du concret. « La pierre », c’était un placement solide, ça ne pouvait pas s’effondrer. N’empêche, cette envolée délirante des prix, ces agences qui surfaient sur la vague et pullulaient comme des start-up, ça avait quelque chose de suspect.

L’année dernière, en avril, j’avais vraiment failli acheter. Une contemporaine de 5 ans à peine, dans un quartier sympa, jolie, lumineuse, pas trop loin de la mer. Mais c’était la première que je visitais, et à l’époque elle me paraissait quand même assez chère. Et puis je ne savais plus trop où j’en étais, pour le boulot comme pour le reste. Je l’ai laissée filer, je le regrette encore. Je suis vraiment trop con, je sais. « Des maisons comme celle-là, tu n’en trouveras plus », m’assène gentiment une amie qui bosse dans une agence. Enfin, pour être précis, on en trouve encore, mais plus « dans mes prix » (cette expression me ravit).

Il faut dire que « mes prix » à moi, ils font ce qu’ils peuvent. Je suis comme tous les salariés en ce moment, les augmentations, elles varient entre le 0 et les 2%. Enlevez l’inflation, vous vous retrouvez sous le zéro. Dans le même temps, l’immobilier prend allègrement ses 15 à 20% par an : pas besoin d’avoir fait une thèse en économie pour s’apercevoir qu’on marche sur la tête. Partout, des gens s’endettent sur 20 ans pour un bien qui ne correspond parfois même pas au quart de leurs aspirations initiales. S’endetter sur 20 ans pour acheter à tel ou tel endroit, alors que plus personne n’est vraiment sûr de son emploi.

C’est devenu le grand n’importe quoi. Pour 200.000 euros, cette année, tu n’as plus que des maisons pas belles ou mal situées ou petites, ou les trois. Les collègues qui n’ont pas encore acheté s’inquiètent, se précipitent sur n’importe quoi de peur que ça augmente encore. Comme ce couple de jeunes collègues. Des prestataires, dont on ne reconduit les contrats que de quelques mois à chaque fois. Aucune certitude de rester. Ils cherchent déjà à acheter, ils ont trop peur de ne plus pouvoir, après. Ils me disent qu’ils pourront toujours revendre ou louer, s’ils doivent s’en aller. Alors ils cherchent quelque chose à toute vitesse, n’importe quoi pourvu que ce soit « dans leurs prix » et parce que c’est plus intelligent d’« investir dans la pierre » que de payer un loyer. C’est ce qu’on nous a toujours appris. C’est ce qui était vrai.

Mais ça ne peut rester vrai que si la demande ne faiblit pas, que si les prix ne « se corrigent » pas. Tant que l’on sait que l’on peut revendre sans difficultés cette maison pour laquelle on s’est saigné, au minimum au prix où on l’avait achetée, ou réussir à la louer. Mais même si c’est de la pierre, c’est le même principe que la Bourse : les prix n’augmentent que parce que la demande est forte et parce que tout le monde est persuadé qu’ils vont encore monter. Ça peut très bien s’inverser.

C’est ce que je me disais. Juste un pressentiment, comme ça. L’impression que ça ne tiendrait pas. Qu’il y avait un trop grand décalage entre cette folie immobilière et notre réalité sociale. Et puis je me suis penché sur le sujet.

En Angleterre, le phénomène est déjà en train de s’amorcer. On peut le suivre par exemple avec les indicateurs de Housepricecrash : la tendance s’est inversée ; le graphique ironique « you are here » le laissait d’ailleurs présager. « Le prix des logements au Royaume-Uni a enregistré sa plus forte baisse en douze ans et demi sur la période mars-mai, le nombre de vendeurs continuant à augmenter face à des acquéreurs de plus en plus prudents. [...] L’indice de mai est le plus bas depuis celui de novembre 1992 après la fin du boom immobilier des années 80 », notait Reuters le 14 juin.

En farfouillant encore sur le Web en quête d’éléments, je m’aperçois que même l’AFP a commencé à parler d’une « menace sur une bulle immobilière intercontinentale » le 19 juin dernier : « À Los Angeles, Bangkok, Shanghai, Paris ou Madrid, la spéculation immobilière alimente une bulle dont l’explosion aurait des conséquences ravageuses pour les économies et pour des ménages qui se sont souvent surendettés pour devenir propriétaires. [...] Échaudés par l’explosion de la bulle boursière, les investisseurs mettent une grande partie de leurs liquidités dans les placements immobiliers, achètent et revendent parfois des logements qui ne sont pas encore sortis de terre et entretiennent ainsi la hausse des prix. [...] Pour peu que la valeur des maisons et des appartements dégringole avec en parallèle une remontée des taux d’intérêt, les propriétaires, même en revendant leur bien, auraient les plus grandes difficultés à rembourser leurs prêts ».

Renseignements pris, si l’AFP découvrait ingénûment le phénomène le 19 juin, c’est que The Economist - qu’elle ne prend même pas la peine de citer - avait publié une grosse enquête la veille sur le sujet, intitulée « The global housing boom » :

« L’accroissement mondial des prix de l’immobilier est la plus grande bulle de l’histoire », peut-on y lire. Les taux d’intérêt historiquement bas ont encouragé les acheteurs à emprunter plus d’argent ; les ménages qui ont perdu confiance dans les marchés d’actions après le plongeon de la Bourse, se sont réfugiés dans la propriété. « La preuve la plus convaincante que les prix de l’immobilier sont surévalués dans la plupart des pays est la relation divergente entre les loyers et les prix de vente », écrit encore The Economist. De la même façon que le prix d’une action doit être représentatif des dividendes que percevra son porteur, le prix d’une maison doit refléter les futurs bénéfices de son propriétaire, qu’il s’agisse de revenus locatifs ou de ce qu’il économise en loyer. Au-delà, c’est la fameuse « exubérance irrationnelle des marchés » : lorsque l’on n’achète plus un bien parce qu’il est rentable mais parce qu’on est persuadé que son prix va encore augmenter.

« Les calculs de The Economist montrent que les prix ont atteint des niveaux record par rapport aux revenus locatifs aux Etats-Unis, en Grande-Bretagne, Nouvelle Zélande, France, Espagne, Pays-Bas, Irlande et Belgique. Cela suggère que l’immobilier est encore plus surévalué que lors de ses précédents pics. Le ratio entre les prix de l’immobilier et les revenus atteint aussi un niveau record dans ces 9 pays ». L’hebdomadaire britannique en conclut qu’une baisse des prix est quasiment inéluctable pour que les ratios de ces prix rapportés aux salaires et aux loyers retrouvent leurs niveaux moyens de la période 1975-2003.

« Deux scénarios sont alors possibles : une chute progressive et maîtrisée des prix, ou tout simplement un krach immobilier », poursuivait La Tribune, le 28 juin. « Cette deuxième hypothèse serait catastrophique. Car une dégringolade des prix de la pierre fait beaucoup plus de dégâts que la chute du cours des actions, o­nt calculé les experts du Fonds monétaire international. Selon eux, un krach boursier, défini comme une baisse des cours d’au moins 30% "coûte" l’équivalent de 4% de croissance en deux ans. Un krach immobilier, défini comme une diminution des prix d’au moins 14%, produit des dégâts deux fois plus importants : 8 points de croissance perdus ! Il est également beaucoup plus long (quatre ans au lieu de dix-huit mois pour une crise boursière) ».

« Les économistes démontrent que les krachs immobiliers suivent souvent, historiquement, les krachs boursiers : or n’y a-t-il pas eu une explosion de la bulle boursière il y a trois ans ? Ne serions-nous pas, alors, en haut du pic, juste avant la glissade ? », s’interrogeait Éric Le Boucher dans Le Monde en avril 2004. « Les banquiers centraux sont pris au piège : que peuvent-ils faire ? Abaisser les taux, c’est gonfler la bulle et aggraver le krach de demain. Les relever, c’est donner un coup de frein à la croissance et risquer de précipiter la crise immobilière ». C’est gai.

« Le gouverneur de la Banque d’Angleterre et le président de la Fed ne sont donc pas les seuls à pressentir qu’un ajustement généralisé est inévitable », écrit encore La Tribune. « Ils en seront d’ailleurs pour partie les instigateurs délibérés : le boom immobilier s’est avant tout nourri d’une politique monétaire exceptionnellement accommodante. Mais celle-ci touche à sa fin : à Londres, la "Vieille Dame" de Threadneedle Street vient de procéder à sa quatrième hausse de taux consécutive et la Fed s’apprête à lui emboîter le pas, relevant un taux directeur qui, à 1% depuis tout juste un an, est le plus bas en plus de quarante ans. La BCE pourrait ne pas être très loin derrière. [...] L’amorce d’un retournement fera alors perdre au placement immobilier sa valeur spéculative ».

Et puis cette phrase sibylline, dénichée dans la revue de l’OFCE numéro 91 (octobre 2004) : « L’éclatement éventuel de la bulle immobilière en cours pourrait également remettre en cause les perspectives positives de l’année prochaine ».

Finalement, je n’achèterai encore rien cet été. Je suis vraiment trop con, je sais.

PIERRE LAZULY

P.-S.

Voir aussi le site Bulle Immobilière, et notamment sa section consacrée aux mythes de l’immobilier. Lire aussi « After the fall », l’éditorial de The Economist. Voir également le dossier Bulle immobilière de Rezo.

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