« Si j'avais su que je l'aimais autant, N mélange de chiffres alarmants et de commentaires prudents s'échappait de l'engin maléfique où l'on pouvait lire 6h37, brillant d'un rouge mauvais. « Chloé ou les tartines ? » s'interrogea machinalement Yannick. Alternative ridicule qui oscilla un court instant sur les plateaux de sa balance à décisions, complètement faussée. Comme chaque matin, Chloé l'emporta et les tartines catapultées atterrirent en rafale sur la moquette - sur la face beurrée, naturellement. Au diable les tartines, son estomac pouvait bien gargouiller... Une tête quelque peu inquiétante (c'était la sienne) jaillit de la couette verte et il s'ébouriffa les yeux pour ne pas s'éveiller trop vite. Les chiffres rouges étaient flous à souhait et les petits êtres songeurs qui l'accompagnaient dans ses randonnées nocturnes étaient encore à ses côtés. L'un d'entre eux était couvert de confiture. Il n'avait pas réussi à éviter les tartines. Une charmante frimousse émergea alors doucement de la couette verte. Elle ne pouvait pas venir de loin car la couette était petite et Yannick le savait bien. Elle s'appelait Chloé et elle était terriblement jolie. Vous ne me croyez pas, bien sûr : évidemment, là, elle n'est pas très réveillée et elle se cache sous la couette, mais je vous la présenterai un peu plus tard, c'est promis. Yannick tendit un bras somnambule vers le radio-réveil et interrompit sans remords le bulletin qu'un obscur journaliste avait péniblement rédigé dans la triste nuit du studio 105. Pauvre journaliste, pensa Yannick. Il aimait bien les journalistes mais préférait de loin sa Chloé qui lui murmurait des choses bêtes et tendres. Ces choses qui le faisaient rire, avant, lorsqu'il discourait des heures durant sur les filles avec Ben et Frédéric. Des choses que l'on trouve ridicules écrites comme ça mais qui, sussurées par sa Chloé à son oreille à lui, pauvre Yannick ébouriffé en sursis dans un petit lit, lui faisaient bêtement plaisir. Et il balbutiait d'autres mots dérisoires, risibles comme tout. Avec elle, il adorait être idiot. Un ange passa, bruyamment. Il n'avait aucun savoir-vivre. Il bourdonnait comme une grosse mouche diesel et secouait légèrement le lit de bas en haut. Chloé rit, et Yannick aussi. Elle le chatouilla un peu, puis elle se mit à le frapper violemment sur l'épaule droite, ce qui était très étrange car elle était blottie contre son épaule gauche et il tenait ses deux mains dans les siennes. Décidément, il n'était pas bien réveillé. Yannick regardait les seins de Chloé d'un air satisfait, comme à son habitude, quand soudain il sursauta : ses seins étaient kaki ! D'horribles tâches de kaki, qui s'étendaient sur son ventre en immenses plaques de teintes diverses. Et toujours cette troisième main de Chloé qui le frappait par surprise et qu'il ne voyait pas ! Il jeta un regard terrorisé sur le visage de sa bien-aimée. Le kaki s'était bien arrêté au niveau de son cou, mais son visage ! Une immense moustache de maréchal des logis défendait à présent la bouche d'une Chloé mutante qui le sommait d'une voix tonitruante de se lever. Yannick eut un violent sursaut. Il leva les yeux d'un air apeuré et découvrit Peter Gna qui le secouait sans ménagement. L'autobus 237 avait dépassé les grilles du quartier militaire et s'était arrêté devant le bâtiment grisâtre hérissé d'antennes coûteuses et superflues. Il descendit alors péniblement de l'autobus, traversa la cour et gravit lentement les escaliers sur les pas du Gna, saluant d'un air grave les êtres supérieurs et d'un air guilleret les êtres équivalents.
RÉDÉRIC frappa discrètement à la porte de Denis, puis pénétra doucement sans attendre de réponse. Denis n'était pas là et Frédéric le savait mieux que quiconque car il venait de le voir sortir. Seule, assise près de la fenêtre, une jolie blonde munie d'une jupe plissée bleue tapotait sur un clavier plutôt moche les rangées de chiffres que Denis avait griffonnées sur un papier vert, sans doute au hasard, pour l'occuper. Elle avait l'air de s'ennuyer. Bon présage pour le séducteur. Frédéric prit un air triste pour qu'elle remarque bien qu'il était très déçu, puis son visage s'illumina à nouveau : Il ignora superbement l'industrielle machine à café qui rotait des mixtures infâmes, sortit du bâtiment O et se dirigea rapidement vers la cafétaria pour y quérir de véritables cafés italiens libérant un puissant arôme d'arabica moulu et de romantisme en grains. Telles étaient les pensées de Frédéric, troublantes et pures, lorsqu'il s'approcha du comptoir désert. Bernadette jaillit immédiatement d'un pilier et se précipita sur lui avec des yeux pleins d'envie. Elle adorait les appelés ; ils lui rappelaient son Marcel de Châteaulin. Elle entreprit aussitôt de préparer les deux cafés. En attendant, Frédéric subissait le spectacle repoussant d'une mini-jupe noire découvrant un étonnant squelette graisseux. Cette drôle de tenue, qui se voulait vraisemblablement érotique, se terminait par une paire de gants en caoutchouc rouge qui avaient dû longtemps tripoter le dénommé Marcel. « Plutôt coucher avec une méduse », songea Frédéric en frissonnant. Les cafés étaient prêts. Il s'enfuit sans un mot en essayant de ne pas les renverser. Les ascenseurs du bâtiment O étaient sans cesse occupés. Ces imbéciles d'Otto et Yannick passaient le plus clair de leur temps à essayer des téléphones mobiles dans des ascenseurs évoluant en sens inverse. Lorsqu'il pénétra à nouveau dans le bureau de Denis, il éprouva une sorte de gêne. Denis s'éloigna dignement de la fille en jupe, l'air de rien, mais il était un peu essoufflé. Frédéric aussi, mais c'était à cause des escaliers. Il offrit le café à la jeune fille comme si de rien n'était puis s'entretint quelques instants de trajectoires de missiles avec ce salaud de Denis, histoire de se donner une contenance.
HLOÉ était blonde, ce soir-là, mais elle aurait aussi bien pu être brune, ou bien rousse, Yannick aurait été tout aussi béat. Ses cheveux, qu'elle avait noirs et très courts ce matin, avaient poussé rapidement durant l'après-midi dans une jolie teinte blonde et descendait à présent jusqu'à ses épaules. Elle avait eu à peine le temps de les coiffer que déjà son Yannick était de retour et s'étalait de tout son long sur la couette froissée. Elle se glissa à ses côtés. Il se félicita en constatant qu'elle arborait de magnifiques yeux verts émeraude qui semblaient de plus lui témoigner une affection de nature à éclipser le repas du soir. « Chloé ou la pizza ? » songea Yannick, et la pizza rejoignit les tartines dans un superbe vol plané. Un bol d'eau fraîche trainaît par là. Il le lappa et songea à Frédéric qui réchauffait vraisemblablement une pizza qu'il mangerait avec son frère. Yannick était heureux. Comme dans les livres ou dans les films. Il ne connaissait vraiment Chloé que depuis quelques semaines et il se demandait quelle pourrait être la durée de cette béatitude, de cet espèce de nuage de lait bleuté qui les entourait. Bien sûr, en ce moment, ils étaient terriblement casaniers. Ce n'est pas glorieux, disait Ben, je trouve ça triste. Sacré Ben ! Toujours les mêmes mots. Au fond, Yannick le comprenait. Il en avait vu tellement passer doucement, sans même s'en rendre compte, du nuage de lait au nuage télévisé. « Allez, donne-nous encore quinze jours, Ben, et on repart à la voile », murmura Yannick dans un demi-sommeil. L'odeur de Chloé l'enivrait. Ses cheveux surtout...
HAUSSETTE déboula sur le square dans un virage un peu trop sec et évita de justesse la cabine téléphonique. Il se redonna un léger élan afin d'aborder sereinement les escaliers de l'immeuble. Il progressait à vue d'oeil dans la maîtrise du roller : il arrivait maintenant à sauter trois marches ! Malheureusement, à cet endroit précis, il y en avait quatre et Chaussette s'étala pitoyablement devant le nez du concierge qui se moqua de lui. Il se releva aussi dignement que possible et se traîna péniblement jusqu'à l'appartement de Frédéric qui fêtait ce soir-là son anniversaire. Personne n'avait jugé nécessaire de lui rappeler le nombre d'années qu'il avait traversées : il aurait probablement taxé les employés de l'Etat Civil d'incompétence, voire de malhonnêteté. Frédéric avait en effet vingt ans depuis plusieurs années et conviait simplement ses amis à la quatrième célébration de cet état de fait. Naturellement, ceux-ci avaient accouru en masse. Certains vous sont déjà familiers : Peter Gna, Yannick, Otto, Chaussette et ses rollers. D'autres vous sont inconnus et c'est bien dommage : il y avait là de fringants jeunes hommes qui s'appelaient Stéphane, Jérôme ou RDC (quelle drôle d'idée !) et de jolies filles qui parlaient à voix basse en les surveillant. La plupart s'appelaient Karine, mais pas toutes. Une fille très blonde mais très gentille disait des bêtises dans un téléphone mobile en mangeant du chocolat, mais on remarquait surtout la soeur de Peter Gna, perdue dans la foule titubante comme un coquelicot songeur sur une plaque de goudron. C'était vraiment une soirée réussie. Frédéric était ravi. Le dénommé Stéphane servait de terrifiants Pastis. Chaussette en engloutit une quantité gigantesque et dut bientôt se résoudre à abandonner ses rollers, laissant ainsi chacun admirer les superbes chaussettes à fleurs qu'il avait rapportées du Japon. Pourtant, tous les amis de Frédéric n'étaient pas au rendez-vous. Ce salaud de Denis n'était plus des leurs et n'avait donc pas été invité. Quant à Flabouille et Bulon, profitant d'une grande marée tardive, ils avaient préféré repartir dans leur quête effrénée de poissons. Mais cet imbécile de Ben, où donc se cachait-il ?
IL était un domaine où Yannick excellait, c'était bien le cyclisme : le vélo, sous toutes ses formes, l'intéressait au plus haut point et il ne se passait pas une semaine sans que d'intenses entraînements ne l'amènent à emprunter les charmantes raies boueuses qui ornent les forêts rennaises et circumvoisines. Sa photo figurait souvent dans les passionnants hebdomadaires sportifs qu'il effleurait avec Frédéric : Effectivement, on ne le reconnaissait pas bien. A vrai dire, on ne le reconnaissait pas du tout. C'était pourtant un excellent cycliste : jamais il ne tombait. Aussi, lorsqu'il s'effondra quelques mètres après avoir trébuché sur une racine (pour autant qu'il soit donné à un cycliste de trébucher), seul le Destin pouvait être mis en cause. Yannick ôta ses impressionnantes lunettes bariolées et s'interrogea longuement sur les raisons profondes de sa chute. Il pensa à Chaussette et oublia aussitôt ses genoux meurtris. Soudain, sur sa droite, il remarqua une grenouille blonde qui croassait. Yannick s'approcha tout doucement et tendit son oreille. Il se souvenait de ce conte, vous savez, où la grenouille se transforme en princesse et épouse le prince charmant. Ils vivent alors heureux et ont des tas d'enfants. Yannick adorait cette histoire et sa maman lui racontait encore quelquefois. La grenouille ne répondit rien. Ça ne vous surprend pas, je suppose, mais Yannick, lui, s'en étonna fortement. Elle doit être timide, pensait-il, je l'impressionne sûrement. Il chercha une lueur d'amour dans ses jolis yeux verts et il lui sembla la trouver. Il résolut alors de l'embrasser : une telle lueur lui conférait après tout la même légitimité qu'un quelconque croassement romantique. Yannick tendit alors sa bouche vers sa princesse baveuse. Une dizaine de lycéennes passèrent à ce moment-là au pas de course et le trouvèrent ridicule mais Yannick n'en fut même pas gêné : il aimait déjà tendrement sa princesse croassante. Il l'embrassa les yeux fermés, parce que c'est comme ça que l'on fait et aussi parce qu'elle n'était pas très appétissante sous sa forme actuelle. Il y eut une seconde étrange et indéfinissable où l'univers vacilla comme des flammes de bougie soufflées par un enfant asthmatique. Un nuage de poussière s'abattit sur Yannick qui poussa un drôle de cri avant de glapir de plaisir : une superbe créature se tenait agenouillée devant lui et, détail trop souvent omis dans les contes de fées traditionnels, elle était complètement nue. Les yeux de Yannick étaient malheureusement recouverts d'une sorte de voile opaque qui le privait des douces couleurs de ce plaisant spectacle. Déçu, il geignit un peu. Ils acquiescèrent et partirent, dans un fou rire éhonté, en emportant son vélo. Yannick dut sauter de longues heures avant de regagner son appartement en empruntant, comble de la misère, son propre balcon. A peine était-il rentré qu'il échappait de justesse aux gigantesques pieds d'Otto qui se dirigeait tant bien que mal vers sa douche matinale. Otto essuya ses orteils gluants et ricana. Il adorait jouer avec les crapauds. Il saisit un balai et entreprit de guider le batracien vers la cuisine où il entreposait ses jouets préférés : pétards, rasoirs et fléchettes. Yannick poussa un cri aigu et eut un violent sursaut. L'adjudant Voltigeur le regarda d'un oeil mauvais. Otto était à ses côtés et lui proposait gentiment d'effectuer de nouvelles mesures inutiles dans les ascenseurs du bâtiment O.
ANNICK entra sans prévenir dans le bureau sombre qu'occupait Frédéric au dernier étage de la tour marron. Dans un silence pesant, paupières mi-closes, Frédéric semblait penser à des choses lointaines devant un clavier qui ne semblait guère violenté. Il observa son visiteur : Sans attendre sa réponse, il se dirigea prestement vers l'armoire à apéros qu'il s'était lui-même aménagé. On y trouvait aussi des petits gâteaux et un saladier plein de cacahuètes. « Chloé ou l'apéro ? » s'insinua alors en Yannick, violemment, presque malgré lui. Le pastis et les Curlys entraînaient gaillardement la balance en faveur de l'apéro, et rien, absolument rien, ne venait contrebalancer. Chloé n'existait pas et Yannick le savait bien. Il éclata en sanglots. Il lui semblait boire un Pastis salé. Frédéric essaya, par quelques mots, d'enlever de la peine à son ami en en prenant un peu pour lui. Yannick sanglota de plus belle. Son Pastis devenait imbuvable. Frédéric ne savait plus quoi dire. Il réfléchit un instant, puis il lui resservit un verre. C'était la meilleure chose à faire. |
© Les Chroniques du Menteur, 1999
E-mail : Pierre Lazuly
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