Heureux qui communique 19/07/99

LE touriste est un animal étrange. Probablement le plus étonnant mammifère qu'ait engendré le vingtième siècle occidental. Il n'y a qu'à l'observer le soir du 14 juillet pour en être persuadé : il erre dans une petite station balnéaire ; il est venu voir le joli feu d'artifice qui lui est offert par Monsieur le Député-Maire.

Il y a les belles bleues. Les belles rouges. Les persifleuses. Les sifflantes. Le touriste est satisfait. Il applaudit à la fin du bouquet. Puis il « décide » de rentrer. Le problème, c'est qu'ils ont tous décidé, synchrones, qu'il était l'heure de rentrer. Ils pouvaient, je ne sais pas, danser une ridée, boire une dernière bolée, faire une promenade romantique le long des catways et s'embrasser avec fougue au bout de la jetée. Mais non. Il n'en est pas question. Le touriste a décidé qu'il était l'heure de rentrer. Comme il décide à la plage, chaque soir à 18 heures tapantes, qu'il est l'heure de se rhabiller.

Alors naturellement, ça bouchonne. Ça bouchonne même drôlement. La route de la côte n'est plus qu'une spirale de phares. Des paires d'yeux blancs et rouges, immobiles. Et un doux fumet de diesel. Forcément, quelques milliers de mammifères en Renault ne peuvent pas s'engouffrer en quelques minutes dans un petit boyau. Maintenant, ils sont coincés, et bien coincés. (Ce qui prouve qu'il fallait mieux rester à s'embrasser sur le bord des catways). Ils ne peuvent plus reculer. Ni avancer. Ils ne leur reste plus qu'à « communiquer ».

Et ça ne rate pas. Il suffit de jeter un oeil dans les bétaillères où stagnent ces étonnants mammifères pour constater qu'ils sont précisément en train de « communiquer ». C'est bête, ils avaient tellement mieux à faire. Ils auraient pu se parler sur le bord de mer. Respirer au grand air. Au lieu de quoi ils sont en train de se griller les neurones dans un bocal d'air vicié. À qui téléphonent-ils ? Nul ne le sait. (Mais il faut bien épuiser son forfait).

Lorsque j'étais étudiant, il n'y a pas si longtemps, les couples ne communiquaient pas. Ils se parlaient vraiment, sur les terrasses, en se regardant. Ils sussuraient des mots tendres que nul autre ne pouvait entendre. C'était très émouvant. Depuis, l'homme a inventé le forfait « Complice », les abonnements « Liberté ». C'est à ce moment-là que tout a déraillé. Depuis, les couples ne sont plus ce qu'ils étaient. Pendant qu'il conduit, on la voit téléphoner à quelqu'un d'autre. Ou alors c'est l'inverse. Parfois même, c'est triste à dire, ils téléphonent tous les deux à la fois.

J'avais déjà pu observer un tel phénomène. Sur une terrasse, à Rennes. Un jeune couple buvait un apéritif à la table voisine. Le garçon parlait à voix haute dans son petit boîtier. Il rigolait très fort ; il avait l'air de bien s'amuser. À ses côtés, il faut l'avouer, sa copine s'amusait plutôt moyennement. D'autant plus que son âne pérorait ainsi depuis plus de trois quarts d'heure.

Alors, la pauvre avait fini par sortir, elle aussi, son petit boîtier noir. (Je suppose qu'ils avaient acheté ensemble le fameux pack « Complice »). Et elle tentait désespérément de communiquer, avec n'importe qui. Elle tapait des numéros, laissait sonner jusqu'à dix sonneries. Personne ne répondait. Ou c'était occupé. Elle reposait tristement son sans-fil. Elle regardait son imbécile. Lequel réussit ce soir-là l'exploit de communiquer ainsi pendant une heure et demie.

Tels sont les couples d'aujourd'hui. La publicité le confirme. Celle d'Itinéris. Je l'ai vue l'autre soir, juste avant le feu d'artifice. Rien n'est plus déprimant pour le téléspectateur romantique qu'une publicité Itinéris. Ça commençait bien pourtant ; comme dans un clip de David et Jonathan. C'est la fin des vacances. L'heure des séparations. Un jeune couple s'embrasse avec passion. Le train (ou le bus, je ne sais plus) va partir. Elle s'arrache à son étreinte, lui demande son numéro de portable. Il le griffonne, amoureusement.

Et là, on ne sait pas pourquoi, sa dulcinée lui demande la marque de son portable. Est-il vraiment un amant malin ? A-t-il choisi Itinéris ? Hélas, mille fois hélas, son fougueux amant s'était distraitement abonné chez un opérateur concurrent. Elle ne pourra pas profiter des -20%. Et pour une conne, c'est important, -20%. Alors, la fourbe jette le numéro amoureusement griffonné ; elle y enveloppe même son chewing-gum. (Car manifestement elle l'embrasse en mâchant des chewing-gums. Des chewing-gums trouvés en promo au Rallye, 6 paquets pour le prix de 5, soit 20% gratuit).

Non, décidément, j'ai beau retourner la publicité dans tous les sens, je n'arrive pas y trouver la moindre trace d'intelligence. Si cette conne est aussi préoccupée par le prix des communications, pourquoi diable tient-elle absolument à l'appeler sur un mobile, depuis un poste fixe ? C'est ce qu'il y a de plus cher : même avec -20%, on sussure des mots doux 5 fois moins longtemps que si l'on s'appelait entre deux postes fixes ou, mieux encore, depuis une cabine. (Rien n'est plus romantique qu'une cabine téléphonique, je n'en démordrai pas. Surtout lorsqu'on voudrait appeler et que l'on n'ose pas).

Quoiqu'il en soit, j'ai trouvé bien pire que les imbéciles qui téléphonent sur les plages : ceux dont le téléphone sonne pendant qu'ils nagent. Je ne serais d'ailleurs pas étonné qu'ils aient bientôt l'occasion de tester si leurs maudits machins résistent à l'eau de mer : « Ohé, Ducon-Malin ! c'est pour toi, attrape ! ». Telles furent les dernières pensées blâmables de votre chroniqueur à la plage.


Petit client deviendra grand 02/08/99

C'EST une véritable victoire de la morale et des bons sentiments : le tribunal de commerce de Paris a ordonné à France Télécom, le 16 juillet dernier, l'arrêt immédiat de la diffusion d'un spot publicitaire télévisé. Le fameux spot télévisé dans lequel on voyait une jeune fille stupide cracher son chewing-gum avec dédain dans le bout de papier sur lequel était inscrit le numéro de téléphone de son copain, celui-ci ayant eu la bêtise de choisir un concurrent d'Itinéris.

Le tribunal, saisi en référé par l'Association des jeunes activistes romantiques (AJAR), a en effet estimé que cette campagne revêtait un « caractère outrageusement débile et dépassait de loin le seuil maximal de bêtise autorisé par la Communauté Européenne [pourtant l'un des plus élevés au monde, ndlr] », et qu'elle constituait de ce fait un « trouble illicite ».

Enfin, pour être tout à fait exact, ça ne s'est pas vraiment passé comme ça. Le seuil maximal de bêtise étant en Europe pratiquement illimité - Lagaf est là pour le prouver - et la débilité presque recommandée, nul doute que l'AJAR, avec de tels arguments, se serait très probablement fait débouter.

Si le tribunal a effectivement estimé que ce spot constituait un « trouble illicite », ce n'est pas parce que celui-ci était stupide : il a, plus pitoyablement, accédé à la demande d'un concurrent aigri qui, je cite, « contestait la séquence dans laquelle on voit une jeune fille cracher son chewing-gum ». Le directeur général de Cegetel en personne avait même été jusqu'à pleurnicher à la barre, pour impressionner les jurés : « France Télécom empêche une baisse de tarif chez SFR et en profite en plus pour faire de la publicité comparative qui dénigre nos clients ». À l'issue de cette séance ubuesque, le tribunal lui aura donc donné raison. On ne dénigre pas impunément un client.

Mais c'est impunément, par contre, qu'on peut s'en prendre à ses enfants. D'ailleurs, l'été, les types du marketing sont toujours pleins de bonnes idées. Mon fournisseur d'accès m'ayant gentiment averti qu'en juillet-août, Wanadoo serait partenaire de plus d'une centaine de Clubs Mickey et que ses équipes y animeraient des concours de plages dotés de nombreux cadeaux, je suis allé m'en assurer.

Et j'en suis revenu bien déprimé. Les Clubs Mickey ne sont plus ce qu'ils étaient. Oh, bien sûr, ça n'a jamais été la panacée. C'est bien peu de chose comparé au bonheur d'errer librement entre mômes sur les Iles Chausey. N'empêche, c'était des vrais jeux pour les gosses, des bons vieux trampolines, de la gym. Avec pour toute invasion publicitaire de petits drapeaux jaunes vantant les mérites de quelque radio pour quadragénaires.

J'ai l'honneur de vous informer que les Clubs Mickey ont su s'adapter aux exigences de la modernité. Aux impératifs du marché. Exit les activités ludiques ; elles ne sont plus que support pour la mercatique. Rien n'est plus effrayant que le « planning de la semaine », affiché à l'entrée. « Aujourd'hui, journée Wanadoo », lisait-on, « et demain, journée France Telecom Mobiles ». (Ce que confirmait la présence, bien en évidence autour des trampolines, de multiples banderoles vantant les mérites du dernier kit de téléphonie mobile pour les enfants à partir de 7 ans).

Le samedi, c'est carrément la folie : c'est la journée « Journal de Mickey, RTL, Disney Channel et Télé 7 Jours ». Que je sois transformé en Jean-Marc Sylvestre si je mens. Ça devient presque impossible de se promener entre les trampolines sans se prendre les pieds dans une dizaine de banderoles. Les autres jours, c'est du classique : les glaces Kim, Gervais, Nesquik.

Parfois, en tendant bien l'oreille, on jurerait entendre une chanson. Celle du commercial apprenant aux enfants le fameux refrain d'Yves Duteil, « D'mande un mobile à maman ». Cette fois, c'est une certitude : on n'élève plus des enfants, on forme de nouveaux clients.


Nous allons vous faire souffrir le martyre 10/08/98

Je croyais avoir tout dit de la téléphonie mobile : ceux qui parlaient fièrement de leur « liberté sans fil » passaient pour des imbéciles ; les autres s'excusaient avant de décrocher, et on leur pardonnait. Bientôt, le fin du fin serait de le laisser chez soi, ou bien de n'en avoir pas. Qui sait attendre finit toujours par redevenir à la mode.

Telles étaient mes pensées, samedi dernier, alors que j'exposais mon corps ambré aux regards enjôleurs de jeunes filles dénudées. Après tout, le téléphone gisant sur leur serviette n'avait été déposé là que dans l'espoir inconscient de me séduire. Elles ne pouvaient pas savoir que je n'attendais qu'une chose, et que c'était qu'il fonde. De cette perte-là, je les aurais volontiers réconfortées.

Hélas, ces engins-là ne fondent pas. La bonne nouvelle, c'est qu'ils ne sonnaient pas. Les gens sont devenus raisonnables, me dis-je, ils éteignent leurs portables. Sera-t-on à nouveau tranquille sur le sable ?

Je suis souvent moqueur, rarement méchant, et lorsque je vois un avion, je souhaite rarement qu'il s'écrase. Il me faut pourtant avouer que samedi dernier, telles furent bien mes pensées : le petit appareil qui vrombissait joyeusement au-dessus de nos têtes était en effet affublé d'une banderolle : « Itinéris, 1er réseau de mobiles, couvre votre plage ».

Telle est la perversion de la téléphonie mobile : lorsque ses clients par miracle vous laissent tranquille, c'est l'opérateur qui vient vous imposer ses publicités débiles.

 

Plus branché que moi, tu meurs 03/06/99

«DEUX nouvelles études scientifiques ont montré que l'utilisation de téléphones portables pourrait favoriser le développement de tumeurs cancéreuses du cerveau », rapportait l'AFP le lundi 24 mai. Le lendemain, dans Libé, on retrouvait la même dépêche légèrement réécrite (ce qui est le cas bien souvent), mais surtout assez subtilement réécrite.

L'AFP donnait en effet cette information : « L'une de ces études, menée par un cancérologue suédois de renom, le dr Lennart Hardell, conclut que le risque de tumeur du cerveau est multiplié par près de 2,5 en cas d'utilisation d'un téléphone portable et plaide, pour y remédier, en faveur de la vente d'appareils à faible niveau de radiation. «Il faut que nous utilisions des portables à faible niveau d'émission pour le cerveau. Nous devons également être prudents quant à l'utilisation des téléphones par les enfants et les jeunes adultes». »

Ce qui, dans Libé, devenait : « Le premier travail a été mené par un cancérologue suédois, Lennart Hardell. Ce chercheur conclut que «le risque de tumeur du cerveau est multiplié par près de 2,5 en cas d'utilisation d'un téléphone portable». Et il ajoute : «Il faut que nous utilisions des portables à faible niveau d'émission pour le cerveau.» »

Curieusement, en passant de l'AFP à Libé, ce cher cancérologue suédois avait perdu sa renommée et oubliait de mettre en garde contre l'utilisation des téléphones par les enfants et les jeunes adultes. Surtout : « une étude menée par un cancérologue suédois de renom conclut que » devenait « le premier travail a été mené par un cancérologue suédois. Ce chercheur conclut que ». Ce qui n'est pas tout-à-fait la même chose. Mais que voulez-vous, les opérateurs sont de loin les meilleurs annonceurs.

L'enquête de la BBC faisait également état d'une deuxième étude réalisée aux Etats-Unis, révèlant une augmentation du risque de développement d'une rare tumeur du cerveau. « Nous avons des résultats qui suggèrent clairement qu'il pourrait y avoir quelque chose de plus grave que ce l'on pensait », expliquait à la BBC le responsable de cette étude. « Il pourrait y avoir un problème qui mérite d'être examiné de manière très, très attentive », ajoutait-il. (Libé ne garda qu'un « très »).

Une autre expérience, menée à l'université de Bristol sur 36 adultes exposés pendant 20 à 30 minutes à des radiations, montrait aussi que la capacité des cobayes à faire des choix (une fonction commandée par le cortex visuel) était altérée au terme de la séance. « Il faut limiter l'exposition (au téléphone portable) au minimum », en concluait le chercheur responsable de ces travaux, le Dr Alan Preece.

C'est le bon sens même : en attendant de connaître avec certitude les risques encourus, limiter l'exposition au téléphone portable et être prudent quant à l'utilisation des téléphones par les enfants et les jeunes adultes ne serait pas forcément le choix le plus idiot.

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France Télécom lance un téléphone mobile pour les enfants

Dès le 7 juin 1999, France Télécom innove en lançant le nouveau Kit mobicarte K2, spécialement conçu pour permettre aux enfants à partir de 7 ans de garder un contact permanent avec leurs parents et de communiquer avec leurs amis. ---------------------------------------------

Les opérateurs ont évidemment aussitôt répliqué à ces études : « Si l'on considère l'ensemble des travaux dont nous disposons sur le sujet, il n'y a pas de raison de s'inquiéter », a déclaré le responsable de la fédération anglaise de l'industrie électronique. Sans doute un copain du responsable de la fédération anglaise des farines animales. Le beau-frère du responsable de la fédération belge des producteurs de dioxine. Un membre éminent de la (très accueillante) fédération des inconscients.

J'ajoute, pour être tout-à-fait complet, qu'un avion de ligne a largué mercredi le contenu de sa fosse « d'aisance » sur la piscine publique découverte de Goettingen. Bien sûr, ce n'est pas la Seine, ce n'est pas le bois de Vincennes, mais c'est bien joli tout de même, Goettingen. « La matière brune, lâchée à quelques milliers de mètres d'altitude, s'est ainsi abattue en pluie fine sur les baigneurs et leurs vêtements étendus sur l'herbe », rapporte avec poésie l'AFP. Depuis, c'est la mélancolie même, à Goettingen, à Goettingen.


Le progrès serait en avance 14/04/98

Je me permets, à titre exceptionnel, de reproduire ici une chronique proférée par Philippe Meyer sur les ondes de France Inter en avril 93, chronique consacrée à la téléphonie mobile. La redécouvrir en ce début d'année 98 présente, vous le verrez, un intérêt tout particulier. J'y ai ajouté quelques réflexions et conseils pour lutter contre les parasites - je veux parler des abonnés eux-mêmes.


Heureux habitants du Val-d'Oise et des autres départements français, le peintre Degas, qui passait pour avoir du caractère, c'est-à-dire du mauvais, commenta ainsi l'invention du téléphone : « Ah! On vous sonne et vous y allez. » On peut voir par là que Degas pensait qu'on pouvait s'interroger sur le progrès. Maintenant qu'il n'est plus là, qui s'interrogera à sa place ? Tâchons de nous y coller.

Nous avons lu dans les journaux et vu à la télévision que, depuis quelques jours, les Parisiens, à l'instar des Strasbourgeois, peuvent téléphoner dans la rue, chez leur crémier ou dans une sanisette grâce à un appareil qui ne pèse pas un quart de livre. Arrêtons-nous un instant sur cette idée. Un homme marche dans la rue et téléphone tout en déambulant. Demandons- nous de quoi il a l'air. Ne le lui disons pas, cela pourrait l'affecter.

Considérons maintenant l'appareil portable qui permet à l'homme d'appeler pendant qu'il déambule (ou qu'il achète un demi-reblochon, douze oeufs coque et un petit pot de crème fraîche). Cet appareil ne fonctionne qu'en milieu urbain. Quelle est la caractéristique du milieu urbain, à part les déjections canines et l'ignorance dans laquelle chacun se trouve de son voisin, ignorance qui est souvent une bénédiction ? La caractéristique du milieu urbain, c'est, depuis quelques années, l'abondance des cabines téléphoniques publiques à carte et qui marchent. Elles ont sur le téléphone que l'on utilise en déambulant l'avantage d'offrir :
1) un abri contre les intempéries;
2) une protection contre les indiscrétions.

Examinons maintenant l'autre situation du téléphoneur qui est non de donner mais de recevoir un appel téléphonique. Chez lui, il peut; à son bureau, il peut; dans une cabine, il peut; avec le truc portatif déambulatoire, il ne peut pas. Ça, c'est un soulagement: vous vous imaginez au restaurant, au cinéma, chez votre crémier ou dans la rue, environné d'écervelés qui, pour jouer les importants, se font appeler à tout instant pour qu'on leur confirme que le lundi c'est raviolis ou que le journal de 20 heures sera bien diffusé à 20 heures ? Vous vous imaginez ?

Eh bien, vous avez raison. Car si, aujourd'hui, le Bi-bop ne peut pas être appelé, dès l'automne et moyennant un surcoût, il le pourra. Et, d'ici l'an 2000, d'ici moins de huit ans, il est prévu un million d'abonnés. Un million de porteurs d'appareils susceptibles de striduler à n'importe quel moment, n'importe où et pour n'importe quoi. Aie, aie, aie, chroniqueur matutinal, voudrais-tu suggérer par ces prévisions à tendance apocalyptique que la mise sur le marché de cet engin appelé Bi-bop ne serait pas un progrès ? Que si, auditeurs dubitatifs, que si, c'est un progrès. Jusqu'à aujourd'hui, pour se comporter en mufle, il fallait se donner un certain mal. Désormais, chacun peut faire faire le travail par une machine qui ne pèse que cent quatre-vingts grammes.

Je vous souhaite le bonjour.
Nous vivons une époque moderne.

Philippe Meyer, 14 avril 1993


La lecture de cette chronique nous amène à cette effrayante conclusion : le progrès serait en avance.

Pensez donc que l'apocalypse annoncée par l'oncle Philippe, il y a à peine cinq ans, était le désolant spectacle d'un million d'écervelés stridulateurs en l'an 2000 (l'année où toutes les voitures aux couleurs pastel voleront en silence, si je me souviens bien des tendres histoires futuristes de mon enfance). Vous n'êtes pas sans avoir remarqué qu'en ce début d'année 98 (où les diesels continuent de ronfler), les six millions d'écervelés stridulateurs sont déjà largement atteints.

J'ai l'honneur de vous informer de l'existence d'une arme efficace contre les écervelés sus-cités, arme que j'ai en ce moment-même en poche et dont la détention et l'usage sont on ne peut plus légaux. Il convient de ne pas l'employer contre les mobilophiles dont l'usage de la téléphonie mobile semble véritablement motivé, mais de l'utiliser par contre sans compter contre les écervelés expliquant en terrasse qu'ils sont en terrasse et déblatérant du haut du Mont-Saint-Michel qu'ils sont en haut du Mont-Saint-Michel. Cette arme peut-être utilisée sans viser l'imbécile, en appuyant simplement sur la gâchette à l'intérieur même de la poche de sa veste. Il entend alors, à chaque pression de la gâchette, un grésillement du plus bel effet, voire un authentique Larsen si on a la chance d'être suffisamment proche de lui.

Et quel est, chroniqueur de chroniques, ce merveilleux appareil capable de générer une telle perturbation magnétique ? Quel est cet astucieux appareil permettant de lutter efficacement contre ces parasites modernes ? Un simple allume-gaz...


Téléphones (insu)portables 26/05/98

Mon ami Yannick s'est vu offrir, pour son dernier Noël, un accessoire d'une incontestable modernité : un magnifique téléphone mobile. Ces derniers jours, m'ennuyant quelque peu, je l'appelais tranquillement aux heures de bureau et tombais immanquablement sur sa boîte vocale : une voix synthétique m'informant que j'étais bien sur la boite vocale du 48.24 et que je pouvais y laisser mon message. Ce que je faisais : « Imbécile, tu pourrais laisser ton téléphone allumé ». Le bougre s'en servait comme répondeur, il n'avait décidément rien compris.

J'appris alors, en parcourant le site Web Itinéris, qu'il était possible d'envoyer un message à un portable par courrier électronique : le message s'affiche alors sur l'écran du téléphone, non sans avoir émis au préalable un certain nombre de bips.

Ainsi donc, hier matin, j'envoyais au 48.24 un message sybillin : « IMBECILE ». L'après-midi, plus subtilement, j'essayais un tendre « JE T'AIME. VANESSA » puis un impétueux « PRENDS-MOI ENCORE. PAMELA ». Toujours rien, et pour cause : après vérification, le numéro de Yannick, c'était le 88.24. J'aime à penser qu'un gentil cadre supérieur ait pu subir, durant tout un après-midi, mes déplorables assauts communicants... Ca doit être ça, la « liberté sans-fil ».


Une vraie star, ce Bernard ! 21/08/98

Les abonnements téléphoniques, les renseignements et les appels passés depuis les cabines publiques - s'il en reste -, seront facturés plus cher dès l'an prochain. Le président de France Télécom, Michel Bon, reconnaît dans une note dévoilée par le syndicat Sud qu'il s'agit satisfaire les boursiers par une « progression très importante » des résultats de l'entreprise. Le jour-même, l'entreprise est qualifiée de « surperformante » par un courtier américain et le titre gagne 4,2%.

Il y a de quoi : selon La Tribune, l'augmentation de l'abonnement pourrait rapporter 3 milliards à l'entreprise en 1999. De quoi satisfaire le plus hargneux des actionnaires. D'autant que les 30 millions d'abonnés peuvent difficilement se passer de leur abonnement archaïque.

Après tout, Michel Bon ne fait que reprendre à son compte la pensée d'Alphonse Allais : « Il faut prendre l'argent là où il se trouve : chez les pauvres. D'accord, ils n'en ont pas beaucoup, mais ils sont si nombreux ! ».


UNE VRAIE STAR, CE BERNARD !

Chez SFR, on préfère prendre l'argent chez les imbéciles : ça vous assure déjà de solides revenus. J'en veux pour preuve cette publicité : « Grâce au service SFR CINE, Bernard peut recevoir sur son portable la liste des films et des horaires. Il peut aussi réserver ses places et recevoir la confirmation écrite sur son portable. Mieux, Bernard bénéficie d'un accès prioritaire dans certaines salle. Une vraie star, ce Bernard ! ». Variante à peine édulcorée du « achetez, vous serez considéré ! ».

Quel âne, ce Bernard ! Il n'a pas lu la petite note en bas de page : « 6 francs l'appel, en plus de son temps de communication ». Il entre fièrement dans une salle qui sait reconnaître les Véritables Clients et les gratifier de l'accès prioritaire qu'ils méritent tant. Il rejoint alors dans l'obscurité ses semblables. Avec SFR, le monde des imbéciles est à vous.


Progrès de la téléphonie mobile 12/04/98

L'autre jour, dans un bistrot, l'envie me prit d'appeler une jeune demoiselle que j'aime beaucoup - trop, sans doute. A mes côtés, il y avait un « Point Phone », brave téléphone à pièces planté au milieu du troquet. Ce doit être mon côté archaïque, mais l'idée que tout le troquet soit informé de ma vie sentimentale me gênait terriblement. Je ne suis décidément pas mûr pour la téléphonie mobile.

Les mobiles s'enrichissent de fonctionnalités merveilleuses, pourtant. Tenez, une publicité relevée dans la presse (je cite) : « Pour appeler votre maman, il vous suffit de dire maman, et le numéro se fait automatiquement. Vous pouvez même le crier !». Avec un peu de chance, on verra des hommes d'affaire crier « maman! » dans leurs portables pour qu'elle les console lorsque le CAC 40 s'effondrera.

Ceci dit, la reconnaissance vocale, ça n'a rien de nouveau. Non, la véritable innovation viendra des portables multimédia. On n'en vend pas encore, essentiellement parce qu'il faut d'abord avoir vendu un parc complet de téléphones avant de décréter qu'il est archaïque et qu'il faut le remplacer. Mais dans deux ans, soyez-en sûr, on y sera.

En attendant, et vous serez ravi de l'apprendre, un gentil constructeur propose un nouveau modèle qui vous permet - ô merveille - de lire votre courrier électronique et de recevoir des fax.

Je ne sais pas vous mais moi, je suis sceptique. Avec un écran de 4 lignes de 12 caracteres, ca ne va pas être simple pour lire des chroniques. Ca doit être pour les imbéciles dont les mails se résument à quelques « coucou chérie » quotidiens. Tenez, justement, mon collegue de bureau (figure emblématique de mon univers houellebecquien) vient de déclarer d'un air satisfait : « J'ai une copine qui a un portable relié à Itineris. Je peux lui envoyer un mail, c'est génial.»

Je suis prêt à parier qu'il va lui envoyer un « coucou catherine ». C'est génial. Et puis en plus, ça évite de parler.

Je terminerai par cette histoire authentique qui se déroule en Allemagne, sur le bord d'une autoroute. Un couple tombe en panne de voiture, s'arrête, et remarque un type braillant sa vie privée dans son téléphone portable. Ca dure longtemps. Sa vie sentimentale semble extrêmement riche. L'imbécile raccroche (enfin, façon de parler) sur un « je t'embrasse » terriblement romantique. Le couple lui demande alors s'il peut utiliser le téléphone pour appeler un dépanneur. « Nan », répond l'imbécile. Le couple propose de payer largement la communication. « Nan », persiste l'imbécile. Le couple s'énerve, demande des explications. Et l'imbécile d'avouer, soudain honteux : « c'est un faux ».



© Les Chroniques du Menteur, 2003
E-mail : Pierre Lazuly
http://menteur.com