La sagesse des nations 04/06/99
A CLASSE POLITIQUE se félicite bruyamment de la signature du plan de paix dans les Balkans. Un dénouement qui, nous dit-on, « confirme le bien-fondé de notre intervention non seulement diplomatique, mais également militaire » (un responsable socialiste entendu sur France Inter). « Les faits sont en train de nous donner raison », déclare le Premier ministre sur le bord du perron. Rien n'est plus agréable que de voir les faits vous donner raison à une semaine des élections. Tels sont les aléas du calendrier. Les troublants hasards de la guerre. Les ambassades chinoises qu'on touche par mégarde lorsque les Nations Unies s'apprêtent précisément à trouver un accord ; les jugements éclair d'un tribunal pénal international sabotant par un hasard malheureux des initiatives diplomatiques russes. De quoi aurait eu l'air l'OTAN si l'accord de paix avait été négocié par un émissaire russe ou par Kofi Annan ? Pour sortir vainqueur de la guerre (ou tout au moins pour le paraître), l'OTAN devait impérativement décider elle-même du jour où elle la ferait taire. Et diriger le feu médiatique vers la scène où se trouveraient ses propres émissaires. « Désormais sur notre continent, chacun aura compris que ne seront plus tolérées des politiques racistes, des pratiques de purification ethnique qui faisaient honte à notre conscience et à notre mémoire », déclarait hier soir Jacques Chirac depuis Cologne. Chacun aura en tout cas compris que c'est précisément l'état de guerre qui, généralement, rend possible la purification ethnique. Que la présence des observateurs de l'OSCE, avant le début des frappes, avait au moins limité cette purification. L'oppression des kosovars par Milosevic, à ce moment-là, était sensiblement du même ordre que l'oppression de la minorité kurde par la Turquie. Que l'on ne bombarde pas. Bien au contraire : la France vient de vendre de nouveaux hélicoptères d'attaque à la police turque afin qu'elle puisse pourchasser gaiement les kurdes dans les montagnes. Désormais sur notre continent, chacun aura compris que ne seront plus tolérées des politiques racistes. Sauf bien sûr par les meilleurs importateurs de matériel d'armement. Au premier rang desquels se trouve précisément la Turquie. (Il faut savoir être pragmatique). « Grâce à la solidarité de la nation tout entière, la France a été à la pointe de ce combat. C'était son devoir. C'est son honneur », a poursuivi le chef de l'Etat. Il y a effectivement de quoi se féliciter : après 71 jours de bombardements intensifs, de destructions latérales et de dommages collatéraux, les 17 pays de l'Alliance sont parvenus à faire accepter à Slobodan Milosevic le même texte, quasiment, que celui qu'il était déjà prêt à signer à Rambouillet si seulement les Alliés avaient accepté de renégocier la composition de la force d'interposition devant être déployée au Kosovo (lire «Histoire secrète des négociations de Rambouillet»), et si les Américains avaient renoncé à la fameuse "Annexe B" prévoyant un déploiement des forces de l'OTAN sur l'ensemble du territoire yougoslave, et non seulement au Kosovo (comme nous l'apprenait un article de Il Manifesto, «Mettriez-vous votre nom en bas de cet accord», repris il y a quelques semaines par Politis). « Comme il n'y avait pas d'autre alternative, nous avons eu raison de nous engager », assure pourtant Lionel Jospin. On aimerait bien le croire. Mais on sait très bien que l'OTAN n'aura en rien amélioré le sort des Kosovars. Les missiliers sont satisfaits : leurs privatisations et fusions se passent à merveille (pour aller jusqu'au bout de nos rêves) ; surtout, leurs clients ont brillamment justifié leurs budgets militaires, généreusement engagés « dans le combat pour nos valeurs et pour la démocratie contre la barbarie ». Il faut désormais reconstruire un pays entier. On va pouvoir exporter. On a su générer de nouveaux marchés. En attendant, le prix de la vie humaine a baissé de façon effrayante.
Le nerf de la guerre 11/07/99
OUR tout vous avouer, j'aurais préféré vous entretenir de sujets plus frivoles en ce début d'été, de l'actualité légère des stations balnéaires, des préoccupations romantiques de l'homme de juillet, mais l'actualité grinçante m'a une nouvelle fois rattrapé. Sous la forme d'une dépêche AFP : « Le groupe Vivendi prêt à reprendre le traitement de l'eau au Kosovo ».
Ce qui ne nous surprendra pas vraiment : maintenant que tout est cassé, la remise en place au Kosovo d'un nouveau réseau d'alimentation en eau est devenue une priorité. Or, comme par miracle, le groupe français Vivendi est déjà sur place pour reprendre en main l'unité de traitement des eaux de la ville de Kosovska Mitrovica, dans le nord de la province.
« Fort de son expérience dans les camps de réfugiés kosovars en Albanie, Vivendi, l'un des premiers groupes français à s'impliquer dans la reconstruction du Kosovo, compte ainsi reprendre en main l'unité de production d'eau de la ville, qui fournit 200.000 personnes aux alentours de Kosovska Mitrovica », explique à l'AFP le délégué à l'action humanitaire du groupe Vivendi (ex Générale des Eaux). Car, naturellement, Vivendi a son propre délégué à l'action humanitaire. Ou, si vous préférez, un délégué à la prospection de ces nouveaux marchés. De formation commerciale, il n'oublie pas de rappeler ses principales références afin de séduire ses potentiels clients : « Fort de son expérience... ». Entendez par là : « il faut bien que l'on tire maintenant les bénéfices de ces échantillons gratuits qu'on a filés aux kosovars ».
Loin de moi l'idée de nier la réalité du besoin, la nécessité d'un tel réseau : le quartier albanais de cette ville divisée a été massivement détruit et les hivers rigoureux obligent à mettre place des réseaux souterrains. Je ne doute pas non plus du fait que Vivendi soit sans doute parmi les plus aptes à y répondre rapidement.
N'empêche. « La division du Kosovo en ``zones'' américaine, française, britannique, italienne et allemande de la KFOR fait craindre à certains observateurs l'apparition de disparités entre ces différentes régions, chaque pays étant naturellement porté à favoriser l'installation de ses entreprises et de ses techniques dans sa zone ». D'autres observateurs y verront, plus cyniquement, la seule explication à cette division en zones. Chacun s'efforçant dorénavant de toucher les dividendes de toutes ces destructions.
« Région la plus arriérée de l'ex-Yougoslavie, le Kosovo produisait essentiellement du charbon, de l'énergie, des métaux, des céréales et des produits issus de l'élevage », rappelle l'AFP. « Son économie moribonde attend désormais une aide occidentale d'urgence et un redémarrage basé sur une mise en valeur globale de la région, à plus long terme ».
Et l'on se dit que tout est là : « un redémarrage basé sur une mise en valeur globale de la région ». Qu'entend-on par « mise en valeur globale » ? Le développement de nos infrastructures. L'exportation de nos produits, de notre industrie. De nos nuisances. De « nos valeurs ».
Cette « mise en valeur globale », traînant en toute innocence à la fin d'une dépêche AFP, rejoint curieusement les questions posées par l'ami ARNO au sujet du 8ème corridor : « Pourquoi avoir totalement occulté l'importance économique de ce conflit ? [...] Pourquoi présenter les travaux qui commencent en ce moment en Albanie comme une ``reconstruction'' et un soutien pour ``bons et loyaux services'', alors qu'il ne s'agit que du début du corridor VIII, conçu et financé de longue date ? [...] Pourquoi nous a-t-on expliqué que cette région n'avait aucun intérêt économique (on nous a bien dit qu'il n'y avait pas de pétrole, preuve que nos intentions étaient plus pures qu'en Irak), pourquoi ne nous a-t-on jamais parlé du huitième corridor (que la presse albanaise qualifie de ``célèbre corridor 8''), pourquoi avoir totalement occulté le projet de transport pan-européen (que tous les gouvernements de la région placent au centre de leurs décisions économiques) ? ».
Quoiqu'il en soit, on ne m'ôtera pas de l'idée qu'il y avait deux alternatives possibles pour régler le conflit. Celle, éminemment complexe, de la diplomatie. Le délicat travail des observateurs et négociateurs de l'ONU. Pas très télégénique, bien sûr, ces longs conciliabules de diplomates. Pas de quoi justifier non plus nos budgets d'armement. Pas de quoi assurer des débouchés à nos industriels du bâtiment.
Vers la fin d'un discours extrêmement important
le grand homme d'État trébuchant
sur une belle phrase creuse
tombe dedans
et désemparé la bouche grande ouverte
haletant
montre ses dents
et la carie dentaire de ses pacifiques raisonnements
met à vif le nerf de la guerre
la délicate question d'argent.
(Jacques Prévert, « Le discours sur la paix », Paroles)
Et puis, il y avait une toute autre alternative. Celle que l'on connaît. Celle qui a tous les attraits. Une guerre bien médiatique, pour une juste cause. Une guerre qui de surcroît favorise la croissance, et l'emploi. Une guerre qui allait permettre à nos dynamiques entreprises de « mettre en valeur » de nouvelles régions.
On me dira que les Kosovars ne sont pas solvables. Qu'ils ne seront pas de bons clients pour Vivendi ou Bouygues avant longtemps. Ce n'est vraiment pas là l'important. Vivendi et Bouygues savent très bien de quoi ils vont vivre : des aides à la reconstruction. Comme Dassault et Lagardère sauront vivre des crédits militaires qu'aura « justifié » cette guerre.
J'ajoute, puisqu'on ne peut pas remettre en cause l'angélisme des Occidentaux sans être taxé de négationnisme aussitôt, que je ne nie pas pour autant les atrocités commises au Kosovo. Telles ces macabres découvertes du TPI : « A Qirez, des paramilitaires serbes ont séquestré huit femmes pour les violer et finir par les jeter vivantes dans des puits ». Bien au contraire. Mais force est de constater que ce qui permet à l'homme de commettre les pires atrocités, c'est précisément l'état de guerre.
Les deux mains du monde 09/09/99
AIMERAIS bien, moi, faire comme France Inter. Parler en ouverture de journal des dernières médailles en chocolat françaises au tournoi de je ne sais quoi, du dernier discours de Lionel Jospin sur la nécessité d'introduire la parité en Corse dans l'État de droit du plein-emploi. Hélas, les médailles françaises, en heptathlon comme en lancer de petits pois, ça ne m'intéresse pas. Et les discours de Jospin, je n'en parle même pas.
Alors, ça a beau être loin, ça a beau être aussi gai qu'une journée de crachin sur l'ANPE de Tourcoing, c'est du Timor-Oriental que je parlerai ce matin. Je gagnerai sans doute moins de lecteurs qu'en parlant de Zidane, mais je me sentirai moins mesquin.
Que voulez-vous que je vous dise ? Une épuration ethnique de plus. Finalement, on commence à s'y faire, hein, à ce petit train-train. À ces déportations lointaines, ces purifications. Ça n'occupe plus la Une des journaux très longtemps ; Libé fait déjà la sienne sur la hausse de l'immobilier. L'effet Kosovo, coco. Le public se lasse, faut le comprendre. Les déportations, ça n'occupera bientôt plus qu'une rubrique dans les pages intérieures des journaux. À côté de la « Fusion du jour », privilège des pays développés, la « Déportation du jour », apanage des pays qui n'ont pas atteint ce niveau de «développement» là.
Cette fois, donc, c'est au Timor-Oriental qu'« on n'aurait vraiment pas pu prévoir ça ». Les chefs d'État sont tellement imprévisibles, les services secrets si mal renseignés. On ne savait pas, par exemple, que le clan Suharto possèdait sa deuxième plus grande propriété foncière (564 000 hectares) au Timor-Oriental ; ni que les partisans de l'indépendance avaient d'ores et déjà annoncé qu'ils comptaient bien les récupérer. On pensait sans doute aussi que les généraux qui avaient servi sous Suharto, notamment lors de l'annexion du Timor-Oriental, et qui avaient obtenu en guise de reconnaissance le privilège d'y exploiter les forêts, allaient quitter leurs trésors de guerre sans ronchonner (lire l'article «Unmasking the Indonesian interests behind the pro-Jakarta militias» sur le site Timor Today).
Telle fut notre naïveté. On voit où elle nous a menés. L'ONU retirera sa mission du Timor la nuit prochaine. Impuissante, assiégée, il ne lui reste plus qu'à s'en aller. L'imposition de la loi martiale au Timor-Oriental, loin de rétablir la sécurité, a apparemment accéléré et généralisé les violences : déplacements forcés de population, pillages et incendies. La routine, Charlie. Et l'armée indonésienne est plus que jamais mise en cause dans la répression engagée contre la population. Avec le concours de nouvelles milices, modernes, et comme il se doit privatisées, « les Vivendi du charnier » comme l'écrit crûment François Camé dans Charlie Hebdo cette semaine. Des milices qui se chargent du sale boulot dont l'armée officielle ne peut décemment pas s'occuper. On rejoint ici l'édito d'ARNO*, «Des mercenaires au service des États-Unis : le MPRI».
Le sang étant sur les mains de ses « prestataires de services », les autorités indonésiennes se montrent sereines. Persuadées, sans doute à juste titre, que les menaces brandies ne dépasseront pas le stade verbal, elles restent sourdes aux pressions de la communauté internationale.
« Il n'y a qu'une chose qui soit véritablement écoutée en Indonésie », commentait un diplomate occidental cité par l'AFP, « c'est le cash. Tant que les fonds ne sont pas coupés à Jakarta, ils [les responsables indonésiens] continueront à défier le monde entier ». Les pressions économiques sur Jakarta, qui ne survit tant bien que mal à une grave crise et ne nourrit sa population que grâce à l'aide internationale, sont demandées par les organisations de défense de droits de l'Homme, mais plus timidement évoquées dans les capitales occidentales. « Timidement », ça donne par exemple pour le FMI : « le Fonds monétaire international (FMI) a fait savoir qu'il envisageait l'annulation d'une mission en Indonésie initialement prévue pour la mi-septembre ».
Les raisons d'une telle frilosité ? « On ne peut pas annuler tout ce que nous avons fait et oublier les milliards déjà engagés juste à cause du Timor oriental, sans ressource ou intérêt stratégique et avec moins d'un million d'habitants alors que l'Indonésie est le quatrième pays au monde par la population », expliquait un haut diplomate occidental en poste à Jakarta, cité par l'AFP.
Oui, vous avez bien lu : « on ne peut pas oublier les milliards juste à cause du Timor oriental ». C'est le bon sens même. On n'oublie jamais les milliards. Dans un langage politiquement correct, cela donne : « Ajouter à cela la menace de couper les crédits du FMI ou des sanctions économiques au moment où la crise asiatique est en période de net reflux n'apparaît pas, aux yeux des décideurs de Washington, de Londres ou de Paris, comme le moyen le plus utile d'aider les Timorais » (Libé). Ça risquerait surtout de mettre en péril les valeurs détenues en Indonésie par les investisseurs étrangers.
Le pouvoir indonésien sait d'ailleurs très bien que le FMI ne fera rien ; le ministre de l'Economie et des Finances annonçait même mardi, l'air de rien, que l'Indonésie demandait au FMI le rééchelonnement de 6 milliards de dettes dues pour l'an prochain. Kwik Kian Gie, le «ministre des Finances» virtuel du parti d'opposition qui a remporté les élections parlementaires, affirmait même lundi dans la presse que « toute interruption des versements de l'aide internationale à l'Indonésie contraindrait Jakarta à cesser d'honorer ses obligations financières ». Il est comme ça, Kwik Kian Gie. Il a tout compris comment ça marchait, le FMI. Et puis si le FMI interrompt ses versements, qui est-ce qui va les payer, hein, les milices timoriennes ?
Quant au ministre des Affaires étrangères, Ali Alatas, il a violemment écarté toute présence de forces étrangères au Timor-Oriental en lançant : il n'y aura pas de force internationale de paix « à moins que vous ne soyez prêt à employer la force pour débarquer ». C'est mesquin. Il sait bien que les Occidentaux ne risqueraient pas un soldat pour défendre le Timor ; c'est humain.
J'ai retrouvé, dans Contre-feux, un entretien intitulé « La main gauche et la main droite de l'État » dans lequel Pierre Bourdieu distingue ce qu'il appelle « la main gauche de l'État : l'ensemble des agents des ministères dits dépensiers qui sont la trace, au sein de l'État, des luttes sociales du passé » et sa main droite : « énarques du ministère des Finances, banques publiques ou privées et cabinets ministériels ». Bourdieu expliquant : « Je pense que la main gauche de l'État a le sentiment que la main droite ne sait plus ou, pire, ne veut plus vraiment savoir ce que fait la main gauche. En tout cas, elle ne veut pas en payer le prix ».
L'analyse revêt une portée universelle. La main gauche du monde, c'est l'ONU et ses satellites, le PNUD, l'UNICEF. La main droite, c'est le FMI, l'OMC, la Banque Mondiale.
La main gauche est impuissante. Elle dénonce, dans les rapports du PNUD, les effets pervers de la mondialisation. Elle traque, comme elle peut, les violations des droits de l'homme. Elle organise des élections, fournit ici une aide médicale, finance là la construction d'une école. Dépensière, certes, mais dans le bon sens. Humanitaire.
La main droite est toute puissante. Elle impose, souverainement, ses réductions de dépenses publiques. Ses privatisations. Son libre-échange. La main droite elle aussi est dépensière. Mais différemment. Elle gaspille utilement ses milliards : la moitié pour arroser les mafias du monde (voir la Russie ou l'Indonésie), l'autre moitié pour sauver les créances douteuses des fonds d'investissement occidentaux.
La main droite « ne veut plus vraiment savoir ce que fait la main gauche. En tout cas, elle ne veut pas en payer le prix ». La preuve en est que les États-Unis paient toujours rubis sur l'ongle leur dîme pour le FMI, et sont parmi les plus mauvais payeurs des Nations-Unies. Les États-Unis savent, mieux que quiconque, que les projets de la main gauche sont voués à l'échec. Alors pourquoi les financer ?
La main gauche s'émeut de la situation au Timor-Oriental. C'est bien normal. C'est son rôle, après tout, d'être horrifiée. De faire courir des petits Védrines de par le monde. D'alerter l'opinion internationale sur la situation tragique du tiers-monde, crevant de cette dette colossale que lui soutire... la main droite. Main droite qui, pendant ce temps, continue d'arroser tranquillement toutes les mafias du monde.
On ne peut tout de même pas oublier les milliards juste à cause du Timor-Oriental.
Bons baisers de Russie 23/10/99
ALGRÉ les prix Nobel, la médecine a toujours ses frontières. Toujours la triste loi de l'humanitaire : avoir à soigner aujourd'hui ce qu'on aurait pu, sans doute, éviter hier. Cette fois, la tragédie se déroule aux portes de la Russie ; l'horreur règne à l'hôpital de Grozny. Les couloirs sont couverts de sang, les blessés gisent au milieu des morts qu'on n'a pas eu le temps d'emporter. Selon un bilan encore provisoire, les cinq missiles russes tirés jeudi soir sur Grozny ont fait 137 morts et 260 blessés.
À l'hôpital central, des femmes crient, traumatisées. Elles ont vu devant elles des dizaines de corps déchiquetés. « Ils disent qu'ils visent des terroristes. C'est sans doute nous les terroristes. Ils veulent nous tuer tous », lâche Seda, 48 ans, qui quittait tranquillement le marché lorsque l'un des missiles est tombé. « Médecins et infirmières sont débordés, épuisés, rapporte l'AFP. Il n'y a pas plus d'eau ou d'électricité à l'hôpital que dans le reste de la ville. Il fait froid, sombre, on transporte l'eau dans des seaux et on s'éclaire à la bougie ou à la lampe à pétrole. Un générateur permet encore d'alimenter une salle d'opération. Les services médicaux ne sont pas en mesure de soigner tous les blessés. Le manque de médicaments est absolu, les dernières réserves ont été épuisées depuis le 5 septembre, date à laquelle les forces russes ont commencé à bombarder la Tchétchénie ».
C'est un missile russe, un SCUD de 12 mètres (puissant mais nettement moins performant, tout de même, que les derniers produits de notre ami Lagardère), qui est tombé en plein milieu du marché central de Grozny, creusant un cratère de deux mètres de diamètre. Il paraît d'ailleurs que les militaires prennent souvent un malin plaisir à taguer leurs bombes et missiles avant de les envoyer. J'avais vu ça pendant la guerre du Golfe : de jolis messages bien vulgaires destinés à Saddam, et qui cloueraient deux minutes plus tard quelques gosses irakiens sur le macadam.
« J'ai vu de mes yeux passer le missile », raconte Aslan, 45 ans, qui n'a hélas pas eu le temps de lire le message de courtoisie griffonné par les artilleurs. « Juste à côté de moi il y a eu cinq morts et une femme a eu la main arrachée ». Une quinzaine de corps totalement déchiquetés étaient toujours éparpillés sur la place vendredi à la mi-journée.
La maternité située un peu plus loin au coin de la Place de la Liberté, près du palais du président tchétchène, a été touchée de plein fouet. Frappes chirurgicales, mais que voulez-vous, le chirurgien s'est trompé. Le bistouri de 12 mètres a dévié. Des corps grièvement brûlés de femmes et de nouveau-nés ont été retrouvés. Immédiatement après les bombardements, on dénombrait déjà 27 corps allongés dans la cour, devant l'immeuble en partie calciné. 41 personnes ont également trouvé la mort à proximité d'une mosquée.
Ce bombardement de Grozny a aussitôt provoqué une nouvelle vague massive d'exode de réfugiés tchétchènes, principalement en direction de l'Ingouchie, petite république voisine de seulement 350.000 habitants qui accueille déjà dans des conditions de fortune quelque 170.000 réfugiés. L'Ingouchie, c'est un peu la Macédoine de ce conflit : elle a accueilli la majorité des réfugiés qui ont fui la république séparatiste depuis le début de l'opération des forces russes le 5 septembre. Le Haut Commissariat de l'ONU pour les réfugiés (HCR) affirmait vendredi que la poursuite de l'offensive militaire russe en Tchétchénie risquait de tourner à la catastrophe humanitaire et que le nombre de déplacés en Ingouchie pourrait rapidement atteindre 300.000 personnes. Tout le monde s'en fout.
La Russie a, rappelons-le, attaqué la Tchétchénie avec pour objectif la destruction des bases des « rebelles islamistes » qui avaient attaqué en août le Daguestan, et qui sont soupçonnés d'avoir commandité les attentats qui ont fait, entre fin août et début septembre, 293 morts en Russie. Il est bon, dans un pays, d'avoir toujours un ennemi clairement défini. Surtout à deux mois des élections législatives, lorsque l'on voudrait montrer que la Russie n'est pas ce « bateau ivre » que l'on dit. Que l'on sait s'en prendre avec fermeté aux ennemis de la patrie. Seulement des rebelles islamistes, hein, allez savoir où ça se cache, ces machins-là ! Paraît qu'il y en a quelques uns qui s'échangent des armes à Grozny sur la place du marché. On est bien obligé de tirer dans le tas.
Mercredi dernier, lors de la réunion du G8, le président tchétchène Aslan Maskhadov appelait l'Occident à suspendre l'aide financière accordée à la Russie : « Nous attendons un soutien moral des Occidentaux et surtout qu'ils ne financent pas la guerre menée par Moscou ». Cause toujours. Les ministres de l'Intérieur et de la Justice du G8, qui clôturaient à Moscou une conférence de deux jours consacrée - justement - à la lutte contre la criminalité internationale, se sont bien gardés de mentionner le conflit tchétchène dans leur communiqué final. Il a toutefois été l'objet de nombreuses discussions informelles. Mais les Occidentaux sont restés d'une prudence insigne, se contentant d'affirmer, comme ce ministre européen, « que l'adéquation des moyens aux fins soulevait de nombreuses interrogations ». C'est joliment dit.
Pendant ce temps, le Premier ministre russe Vladimir Poutine, se baladait mercredi dans le Caucase. Il a ainsi visité une des sympathiques bases aériennes d'où décollent les avions qui vont bombarder la Tchétchénie. Il a décoré plusieurs équipages, en soulignant « le rôle de l'aviation pour limiter les pertes humaines des forces terrestres dans l'opération en Tchétchénie ». Je suppose qu'ils prennent des cours à l'OTAN. « Le rôle de l'aviation pour limiter les pertes humaines », ça doit faire doucement marrer dans les maternités tchétchènes.
Il faut lire l'édito de Charb, cette semaine dans Charlie : « La Russie libérale et mafieuse peut bombarder aveuglément la Tchétchénie, décimer sa population, réduire en poussière ses infrastructures civiles, l'Occident libéral et démocratique n'usera pas de son "devoir d'ingérence". Le conflit russo-tchétchène est une affaire intérieure russe. Mais, remarque le con, quand la Serbie massacrait le Kosovo, partie intégrante de la Serbie, l'Occident libéral et démocratique est pourtant intervenu pour sauver la population kosovar ! [...] L'écrasement d'un peuple n'est pas équivalent à l'écrasement d'un même peuple suivant que son bourreau ait opté ou non pour l'économie de marché ».
Tout est dit. Il suffit de repenser aux raclées infligées aux Irakiens et aux Serbes, dont les bourreaux n'étaient pas - et ne sont toujours pas - de sages dictateurs libéraux. Il suffit de comparer l'engagement militaire et le tapage médiatique des Occidentaux lors de la guerre du Golfe et celle du Kosovo avec l'indifférence et la passivité des mêmes face aux atrocités commises au Timor par notre client et ami l'Indonésie, ou en Tchétchénie par notre client et ami la Russie, face à la persécution du peuple kurde par notre client et ami le gouvernement turc, face au génocide du peuple tibétain par notre client et ami Yiang Zemin. En politique étrangère comme chez le marchand de poissons, le client a toujours raison.
En attendant, le prix de la vie humaine a (encore) baissé de façon effrayante.
Le cynisme tranquille 28/10/99
OUS connaissez l'histoire de Ngawang Sangdrol ? Non ? Alors il faut que je vous raconte. Ngawang est tibétaine. En 1992, elle avait 15 ans. Elle participait, bêtement, à une manifestation pacifique pour revendiquer le respect des Droits de l'Homme et de la liberté religieuse au Tibet. Punition : 3 ans de prison.
En cellule, elle aura le malheur d'enregistrer des chants et des poèmes avec d'autres prisonnières. 6 ans supplémentaires. Puis, en 1996, pour avoir crié des slogans favorables à la liberté du Tibet au sein de la prison : encore 8 ans. Soit 17 ans de prison pour avoir, simplement, réclamé le respect des Droits de l'Homme. Elle devait donc en sortir, enfin, à l'âge de 32 ans.
Il n'en sera rien. Sa peine vient d'être portée à 21 ans. Un petit bonus de 4 ans : elle est accusée par le gouvernement chinois d'être une des dirigeantes d'un nouveau mouvement de protestation qui a eu lieu les 1er et 4 mai 1998. Mouvement dont la répression avait fait, naturellement, plus d'une dizaine de morts.
Parmi les nombreux prisonniers qui ont reçu une aide du Comité de soutien au Peuple Tibétain, 12% ont été arrêtés, « inhumainement torturés » et emprisonnés dans des prisons chinoises au Tibet alors qu'ils n'étaient encore que des enfants. Ces enfants martyrs avaient tous entre 11 et 15 ans lors de leur condamnation, et leur durée d'emprisonnement était en moyenne de 2 à 3 ans. Ils avaient tous eu le malheur de participer à des manifestations pacifiques à Lhassa, pour revendiquer la liberté religieuse au Tibet.
Parmi ces enfants, 90% souffrent aujourd'hui de très graves séquelles des tortures subies lors de leurs arrestations, lors des interrogatoires par la police, les procureurs chinois, et plus tard par les gardiens de prison. La moitié d'entre eux ne peuvent espérer une guérison totale (plusieurs ne marcheront plus jamais normalement, l'un ne peut plus rire, ni courir ni chanter en raison de douleurs dans la poitrine, une jeune fille a les pieds et les mains gelés pour avoir été placée sur des plaques en métal glacées en prison). Arrivé à Dharamsala, en Inde, un de ces enfants martyrs croyait même que l'emprisonnement d'enfants était une chose « normale ». Pourquoi ? « Parce qu'au Tibet, il y a beaucoup d'enfants qui sont arrêtés et jetés en prison pour plusieurs années, parce qu'ils ont crié "Po Rangzen" ("Liberté au Tibet") », a répondu l'enfant. L'article 17 du Code Pénal chinois précise pourtant que des mineurs de moins de 16 ans ne peuvent pénalement être tenus responsables de leurs actes.
Ajoutons que pour la seule année 1999, trois moines tibétains ont trouvé la mort à la suite des tortures qu'ils ont subies dans des prisons chinoises. Legshe Tsoglam, 21 ans, est mort le 12 avril peu après avoir été libéré du centre de détention de Gutsa où il était emprisonné pour avoir refusé de coopérer à une campagne officielle de « rééducation ». Norbu, 22 ans, qui avait lui aussi été interné à Gutsa, venait de mourir quelques semaines plus tôt. Un troisième moine, Ngawang Jinpa, est mort le 20 mai après sa libération de la prison de Drapchi. Tibet Information Network rappelle également à Jacques Chirac que 32 autres Tibétains sont morts dans des circonstances similaires entre septembre 1987 et janvier 1999. Vous remarquerez que le gouvernement chinois a toujours la délicatesse de les libérer quelques jours avant leur décès.
Pendant ce temps, en Europe...
« La visite couronnée de succès s'est déroulée sans heurt », hormis « un peu de bruit dans les rues » qui aurait pu être étouffé avec un peu plus de détermination, déclarait en fin de semaine dernière le porte-parole de Jiang Zemin, à la fin de la visite d'Etat du président chinois à Londres.
De la détermination, pourtant, Tony Blair en avait eu. Les médias britanniques s'étaient même vivement émus du dispositif policier disproportionné. Des milliers de policiers déployés pour quelques malheureux Tibétains agitant tranquillement de petits drapeaux. « Une bonne partie de la presse conservatrice a tiré à boulets rouges sur ces méthodes "liberticides", à l'exception notoire du Times dont le propriétaire Rupert Murdoch, à la tête d'un empire mordant sur la Chine, a préféré participer aux divers banquets ».
On connaît bien le leitmotiv de Tony Blair : « ce qui compte, c'est ce qui marche ». Et pour que « ça marche » avec l'ami Zemin, toute manifestation de protestation devait être systématiquement réprimée. « Lorsque le président chinois a fait sa visite officielle en Suisse en début d'année, m'écrit une fidèle lectrice de Genève (car sans vouloir me vanter, j'ai de fidèles lectrices à Genève), la police de Berne ne s'est pas montrée assez efficace et les manifestants pro-tibétains ont été visibles et bruyants. Et tout le monde a pu voir et entendre au Téléjournal le président chinois dire à notre présidente, sur un ton furieux, que la Suisse venait de perdre un ami. Certains contrats seront peut-être récupérés par d'autres pays européens... ».
Et ils le sont bel et bien : des promesses de contrats supplémentaires d'un montant de 3,5 milliards de dollars pour son ami Tony, et 15 milliards de francs pour remercier Jacques et Nadette. « C'est bon pour l'Europe, c'est bon pour la France, c'est bon pour l'emploi », se félicite gentiment Jacques Chirac.
C'est un peu moins bon, par contre, côté libertés individuelles. Par exemple, lorsque les manifestants des Droits de l'Homme se sont rendus aux alentours de l'hôtel où résidait le président chinois : « La réaction de la préfecture de police est immédiate : 135 interpellations. Au risque, parfois, d'embarquer, selon nos informations, deux personnes âgées de 84 et 88 ans, plusieurs enfants de moins de 10 ans et même un bébé de quelques mois. Certains envisageaient de porter plainte pour arrestation "abusive". Dispersés dans trois commissariats différents de Paris, les manifestants devaient être libérés dans la soirée. Evitant ainsi à Jiang Zemin de les croiser », pouvait-on lire dans Libé.
Les forces de l'ordre ont également interpellé lundi matin huit militants de l'association Reporters sans frontières qui manifestaient devant le siège de la compagnie Air China avec un banderole sur laquelle était inscrit « Jiang Zemin, six ans de pouvoir, 48 journalistes emprisonnés ». Pas moins de 60 gendarmes mobiles ont été envoyés sur place pour interpeller les protestataires, parmi lesquels le président de l'association Robert Ménard.
« Par ailleurs, un homme qui brandissait un petit drapeau tibétain devant le Sénat où se rendait Jiang Zemin a été matraqué par plusieurs policiers, ont déclaré des témoins », nous apprenait une dépêche de Reuters. Il est d'ailleurs troublant que des informations aussi graves soient évacuées en deux lignes à la fin d'une dépêche et ne soient pas largement reprises par la presse... Les principaux médias français ne seraient-ils pas, par hasard, contrôlés par de grands groupes ayant des visées sur la Chine ? N'auraient-ils pas, comme Murdoch, « préféré participer aux divers banquets » ?
« L'arrestation de manifestants pour empêcher l'hôte de la France de connaître la protestation des militants des droits de l'homme est inadmissible », déclare un communiqué de la Ligue des Droits de l'Homme. Car dans ce cas précis, ce n'est pas en Chine, mais en France, qu'un de nos droits constitutionnels - celui de manifester - est allègrement bafoué.
L'ancien régime soviétique s'efforçait toujours de présenter à ses visiteurs le visage d'une démocratie. En Europe, c'est exactement l'inverse : lorsque le client Jiang Zemin vient nous rendre visite, on s'efforce de lui présenter le visage d'une dictature. « Le président chinois s'en repart aujourd'hui conforté dans l'idée qu'il est parfaitement admissible de réprimer des manifestations », écrit le Daily Telegraph. Les Européens découvrent par la même occasion que chez eux non plus, « la démocratie n'est pas un concept absolu ».
Pierre Lazuly
Les sources : Tibet-Info (Comité de soutien au Peuple Tibétain) pour les informations concernant le Tibet, AFP, Reuters, Libé et Le Monde pour les infos européennes. Le titre de la chronique a été emprunté à un édito de Cavanna.
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