À ne lire que dans la traduction de Marc Chénetier (Brautigan, « Romans tome 1 », chez Bourgois, ou dans la toute dernière édition 10/18 parue à l'automne 2004). J'imagine que vous êtes plutôt curieux de savoir qui je suis, mais je suis de ceux qui n'ont pas de nom fixe. Mon nom dépend de vous. Donnez-moi le premier nom qui vous passe par la tête. Si vous pensez à quelque chose qui s'est passé il y a longtemps : quelqu'un vous a posé une question et vous ne connaissiez pas la réponse. C'est ça, mon nom. Peut-être qu'il pleuvait fort. C'est ça, mon nom. Ou alors quelqu'un voulait que vous fassiez quelque chose. Vous l'avez fait. Et puis on vous a dit que ce que vous aviez fait n'allait pas - "Désolé de m'être trompé" -, et il a fallu que vous fassiez autre chose. C'est ça, mon nom. Peut-être que c'était un jeu auquel vous jouiez étant enfant ou quelque chose qui vous est venu à l'esprit, comme ça, sans raison, quand vous étiez vieux, assis sur une chaise près de la fenêtre. C'est ça, mon nom. Ou alors vous êtes allé à pied quelque part. Il y avait des fleurs partout. C'est ça, mon nom. Peut-être que vous avez regardé fixement l'eau d'une rivière. Il y avait quelqu'un près de vous qui vous aimait. On allait vous toucher. Vous l'avez senti avant que cela n'arrive. Et puis c'est arrivé. C'est ça, mon nom. Ou alors vous avez entendu quelqu'un qui appelait de très loin. Sa voix était presque un écho. C'est ça, mon nom. Peut-être que vous étiez allongé au lit, presque sur le point de vous endormir et vous avez ri de quelque chose, une plaisanterie toute personnelle, une bonne façon de finir la journée. C'est ça, mon nom. Ou alors vous mangiez quelque chose de bon et l'espace d'une seconde vous avez oublié ce que vous étiez en train de manger, mais vous avez continué tout de même, sachant que c'était bon. C'est ça, mon nom. Peut-être qu'il était plus de minuit et que le feu bourdonnait comme une cloche à l'intérieur du poêle. C'est ça, mon nom. Ou alors vous vous êtes senti triste quand elle vous a dit quelque chose. Elle aurait pu la dire à quelqu'un d'autre : quelqu'un qui fût mieux au courant de ses problèmes. C'est ça, mon nom. Peut-être que les truites nageaient dans le bassin mais la rivière ne faisait que vingt centimètres de large et la lune brillait sur penseMORT et les champs de pastèque brillaient de manière disproportionnée, tout sombres, et la lune paraissait avoir poussé sur chacune de ces plantes. C'est ça, mon nom. Et je voudrais bien que Margaret me laisse tranquille. |