LA PEUR (texte dit par Agnès):

Aujourd'hui, tout le monde a peur.
De ne pas trouver de travail, de perdre son travail,
de mettre des enfants au monde dans un monde qui a peur,
de ne pas avoir d'enfant à temps.
Peur de s'engager, d'attraper une maladie,
de passer à côté de la vie, d'aimer trop, ou trop peu, ou mal, ou pas du tout.
La peur est partout et partout provoque des catastrophes.
Elle s'autoalimente. Qui a peur aujourd'hui aura peur davantage demain.
La première chose à faire, le seul but à atteindre : tuer la peur qui est en nous.

SÉQUENCE 68. UN CAFÉ - INT. NUIT.

Agnès et Frédéric sont attablés l'un en face de l'autre. Frédéric parle, volubile, à, grands renforts de gestes à l'occasion. Agnès écoute, très attentive et calme. Devant eux, des bières.

Frédéric. ... Je m'étais toujours dit, la limite, c'est ton diplôme. Va jusque-là. Histoire de mettre un nom sur ce que tu as fait pendant trois ans. C'est con mais ça vaut ce que ça vaut. (Regard sur Agnès, comme s'il cherchait son approbation. Elle le voit et hoche un peu la tête.) Parce que ce diplôme, c'est quoi? C'est un truc qui censément vaut quelque chose. En fait, c'est comme un bon. Un bon pour l'intégration sociale.

Agnès. ... C'est déjà pas si mal, si? enfin...

Frédéric (il lui coupe la parole). ... C'est deux, trois facilités pour rentrer dans le rang. Mais bon, un jour tu te réveilles et tu dis que tu dois choisir entre exercer ton petit commerce - et sourire à la dame ou bien mettre la clé sous la porte. Eh ben, j'ai choisi, ça y est, j'ai choisi. C'est pas la peine de faire semblant.

Agnès. Mais tu regrettes quand même pas de les avoir faites, ces études?...

Frédéric. Non, non. Je regrette pas. Je regrette pas. (Il se met à enrouler et dérouler la bague de plastique de son paquet de cigarettes autour de son doigt. Vivement. Frénétiquement.) Punaise, c'est dingue de voir à quel point j'en arrive! Ça me fout même pas les jetons. Ça pourrait, hein... vu le pli que j'ai pris. Mais non, ça me les fout pas. Victimes de dressage abusif, voilà ce qu'on est. On nous dit... Qu'est-ce qu'on nous dit? On nous dit « y a rien, alors tenez-vous à carreaux! » Et c'est quoi se tenir à carreaux? Pas compliqué. Oh, pas compliqué, c'est rentrer dans le moule de ceux qui disent : en présence de rien, privilégier la structure, le cadre. Y a rien donc qu'au moins le moule nous tienne debout... Mais en fait, tu te rends compte que tu peux très bien changer de vie du jour au lendemain. Y a même pas forcément besoin de sas.

Agnès. De quoi?...

Frédéric. De sas... de zones intermédiaires. ... Leur truc... tu veux que je te dise leur truc? C'est le terrorisme de la mesure! (Agnès se penche vers lui, tendue dans son écoute, comme si elle avait de plus en plus de mal à suivre.) ... On a tellement peur qu'on s'amourache de n'importe quoi qui pourrait ressembler à une borne: un boulot quelqu'un, et hop, on s'y amarre Moi, je n'ai fait que ça. Au début par manque d'imagination et ensuite par habitude. (Il finit sa bière.) Tu sais quoi? Ce qui me vient en tête, tout le temps, c'est cette envie de me désolidariser. Pourtant, en soi, c'est pas un truc bien. Mais je veux reprendre mes billes, ça va bien là! je veux pouvoir penser à un truc même si c'est utopique et pas me dire que j'y arriverai jamais, ou que : à quoi bon. Parce que si tu y réfléchis deux secondes, nous, tout ce qu'on a le droit de faire, en ce moment, c'est assister à la faillite générale. Eh ben, ça va bien comme ça maintenant, je propose! Tu vas me dire que c'est parce que Jacques et Denise sont barrés chacun dans leurs trucs que je réagis comme ça, mais non non non... (Agnès nie vigoureusement de la tête en même temps que lui et aussi d'un petit signe de la main. Frédéric avise son verre vide.) Tu veux la même chose?

Agnès. Je veux bien, oui.

Frédéric. (au barman). S'il vous plaît! La même chose. (Il se retourne vers Agnès.) ... Il faut se bâtir un truc, un endroit où tu es inatteignable, comme Jacques, comme Denise. Je dis pas inventer ou improviser je pense que ça vient ou que ça vient pas. Mais si tu attends assez longtemps, y a un moment où y a un truc qui te remplit. Moi, j'y crois à ça. Et jamais se dire que les choses sont des formalités. Rien n'est insignifiant. (Agnès le regarde comme si elle n'en croyait pas ses oreilles.) Se dire qu'à chaque étape, y a une alternative. Forcément. Donc regarder à droite, à gauche, et choisir. Ou trouver une autre voie. En tout cas, pas faire semblant. Croire à un truc et y travailler, même si c'est naïf, même si c'est utopique. D'ailleurs, c'est ça mon programme, je propose, j'en vois pas d'autres : la naïveté, voilà. C'est un assez joli programme, franchement, non? Si? T'es pas d'accord?

Agnès le regarde, un peu saisie qu'il finisse par lui demander son avis. Impressionnée aussi, peut-être.

Agnès. Si, si... Si, non, t'as raison...

Frédéric sourit, il boit une gorgée de bière. Agnès baisse les yeux, étrangement intimidée tout à coup.

Frédéric. Tu m'attends ?...

Agnès (elle hoche la tête). Mmm...

Frédéric se lève et se dirige vers les toilettes. Agnès reste seule, le regard dans le vague, visiblement encore sous le coup du discours de Frédéric.

Maintenant elle semble relire, très vite, et pour elle-même, l'intégralité de leur conversation. Elle sourit. Elle attend. Confiante.

SÉQUENCE 38. INT. NUIT.

Frédéric (par en-dessous). Ça va ? Y t'es rien arrivé d'horrible ?...

Jacques. Ça va...

Frédéric. Tu me dirais, hein?

Jacques. Qu'est-ce que tu veux qu'il m'arrive?... Non, non, j'ai rien. Y a rien. Pas-de-sou-ci.

Frédéric. Bon. Bien. Bien bien. Tu crois que tu irais jusqu'à me filer une clope ?...

Jacques fait glisser le paquet puis le briquet sur le sol jusqu'à Frédéric. Celui-ci allume sa cigarette et en tire une longue bouffée. Pause assez longue.

Jacques. ... Y a rien... En fait, c'est ça... Y a rien...

Frédéric (doucement, après un temps). ... Y a rien où ?...

Haussement d'épaules de Jacques.

Jacques. Ben y a rien, quoi... Y a pas un seul truc.... Y a rien vers quoi aller... tendre.

Silence de Frédéric.

Jacques. ... Je joue pas le jeu. Toi, t'es raccord dans ta vie, je sais pas... dans... Moi, c'est... je suis out, quoi...

Frédéric le regarde, complètement pris court, tout d'un coup.

Frédéric. ... Mais tu t'isoles un peu aussi depuis quelque temps non... enfin...

Un court temps.

Jacques. ... je vais arrêter. De toute façon, j'ai décidé d'arrêter. L'école. C'est pas la peine de faire semblant.

Frédéric (bas). Eh ben arrête alors mais... (Frédéric réfléchit, il tire sur sa cigarette et reprend plus fort.) ... Moi, je trouve ça bien que tu t'écoutes aussi, que tu prennes le temps de t'accorder un peu d'attention. Enfin, je sais pas, c'est important, quoi, surtout dans ton boulot...

Jacques. ... Ce matin, je me disais que c'était ça le signe, en fait, c'est que non seulement je fais plus rien, mais je le regrette même pas... ... Par exemple, je me suis rendu compte que j'avais pas couché avec une fille depuis en gros la rentrée. Eh bien, je m'en fous.

Frédéric. Oui, offf, c'est pas super intéressant non plus, enfin tu vois...

Jacques (presque amusé). C'est toi qui me dit ça?

Frédéric. Non, mais t'en parle comme d'un truc symptomatique, mais bon, l'importance de tout ça est vraiment exagérée... (Il rit un peu.)

Jacques. Mais ça m'intéressait. Si je t'en parle, c'est parce que ça m'intéressait - avant. Sinon, j'aurais pas remarqué de changement. Non. Y a rien quoi. Je vois les trucs, j'identifie, j'arrive encore à identifier...

Un temps assez long. Frédéric regarde Jacques par en dessous. Finalement, il se déplace sans se lever, et va s'asseoir près de Jacques, contre le mur.

Frédéric. Il y a une chose qui m'a toujours frappé et que je vérifie encore une fois avec toi, c'est que c'est les gens qui ont tout, enfin, pas forcément tout, mais les gens qui ont en eux un truc tellement évident, quelque chose comme un vrai centre de gravité... Et bien, le paradoxe, c'est que ce sont ces gens-là qui doutent vraiment et tombent par terre. Bizarrement en fait, y a que les gens qui ont vraiment quelque chose qui peuvent penser qu'ils n'ont rien.

Jacques. J'ai l'impression d'avoir atteint une limite. D'être rattrapé par des trucs terribles mais très rapidement. Comme si j'avais été en attente avant...

Frédéric. Mais toi, si t'en es là maintenant, c'est que tu vas hyper vite, au fond des choses, des expériences que tu traverses... Et ça, c'est un tel gain, je crois que tu te rends même pas compte. Alors évidemment, C'est pas ça qui va te raccorder, ça c'est clair, c'est pas socialisant. Mais tu peux pas être au four et au moulin, Jacques, tu peux pas réfléchir à ces trucs-là et ne pas être dans l'état où tu es! T'es dans un truc où il faut creuser dans sa fange. Eh ben oui. Et c'est pas tous les jours drôle. C'est même souvent moins drôle qu'autre chose. Mais voilà. C'est le truc que tu as choisi et, au fond, tu sais aussi bien que moi que c'est le seul truc que tu as vraiment envie de faire...

Jacques éclate brutalement en sanglots. Frédéric le regarde, un instant désemparé. Finalement il s'approche et le prend dans ses bras.

Extraits du scénario de Pascale Ferran et Anne-Louise Trividic,
publié chez Arte Editions dans la collection Scénars.


© Les Chroniques du Menteur, 1999
E-mail : Pierre Lazuly
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