Henri-Pierre Roché a publié deux romans, Jules et Jim et Les deux anglaises et le continent, tous les deux disponibles en poche chez Folio, et tous les deux adaptés au cinéma par Truffaut. Les passages publiés ici proviennent du troisième roman
de Roché, Victor, que sa mort avait laissé inachevé. Je tiens à remercier chaleureusement Marie, qui m'a prêté pour Noël la retranscription, quasiment introuvable, de ce manuscrit. J'ai eu envie de vous faire partager ces quelques extraits, où l'on retrouve toute la justesse et la sobriété du style très particulier d'Henri-Pierre Roché.
IERRE est seul dans sa chambre du sous-sol, carrée, très bien chauffée. C'est plutôt une cave qui lui sert de chambre. Près du plafond, une fenêtre en largeur permet de voir les jambes des passants. De vieux meubles impossibles, mais un bon grand lit de fer à deux. Des pas crissent dans la neige. On frappe sec. Il est minuit. Entrent en coup de vent Victor, François et une girl brune et maline, qu'ils tiennent solidement chacun par un bras. Ses grands yeux noirs sont pleins de colère. Victor - Nous te présentons Patricia, une amie. Au Café Brevoort elle a fait un scandale idiot. Et nous avions à causer, François et moi. François - Nous lui avons donné à choisir entre deux punitions. Un peu d'huile de ricin (on en vend au café) ou toi. Nous t'avons dépeint. Elle t'a préféré.
Pierre était d'abord ennuyé de l'irruption. Il allait dormir et se levait tôt. Lui et Patricia se considéraient. Victor - On ne te l'amène pas à la légère. Il y a des raisons. Patricia - Je vous connais tous deux. Vous ne faites jamais rien à la légère, malgré vos airs de Pégase. Vous êtes comme deux papes. J'aurais dû vous arroser avec le siphon, au café. Soit, allez vous-en. Laissez-moi. Pierre - OK. Je garde Patricia.
Les deux sortirent en vitesse sans dire au revoir et Pierre entendit le son du moteur de course de François. Patricia se promenait dans la pièce. Patricia - Cette chambre m'amuse. Ça manque de sièges ici. Foutons-nous sur votre lit comme divan, c'est-à-dire vous dedans et moi dessus. C'est sans danger puisque nous l'aimons tous les deux. Et parlons de lui.
Elle sauta sur son lit. Ils s'installèrent comme elle avait dit, à distance. Pierre - Aimez-vous Victor ? Patricia - Oui. Pierre - D'amitié ou d'amour ? Patricia - Des deux. D'amour surtout. Pierre - D'amour chaste ? Patricia - Hélas ! Moi d'amour en plein et sans espoir. Je ne sais quel nom donner à ça. Tout le monde l'aime. Il est à tous et à personne. Il a raison sans doute. J'ai tort de le vouloir pour moi. Mais je ne veux que lui. Victor pourrait choisir parmi des héritières. Pas question. Pourrait avoir un gros contrat pour ses tableaux. Pas question. Il les donne presque tous à ses amis. Il donne aussi des leçons de français, fameuses et drôles, à deux dollars l'heure. Il s'amuse tout le temps. Son sourire est aimable, mais c'est un dictateur. il fait que ce qu'il veut, au moment où il veut. Où qu'il arrive, il devient le centre, il est le chef. il a une fantaisie à jet continu. Il a sûrement des aventures, avec des femmes faites, pas avec des jeunes filles. Il est discret, on ne sait rien.
- J'ai deux choses à vous demander, dit Victor. Nous allons fonder une revue. Nous choisissons dix amis, dont vous deux, pour écrire ou dessiner ce que vous voulez. Et nous publions. Chacun aura sa tâche. Il nous faut quarante dollars pour le papier du premier numéro. Nous les ferons avec des annonces commerciales. Voulez-vous, Patricia et Pierre, vous charger de les recueillir ? Oui ? Bien. Voici une liste d'adresses. Voulez-vous aussi enregistrer notre revue ? - Oui, dit Patricia. - Oui, dit Pierre.
Le lendemain, Patricia et Pierre allèrent gaiement au Bureau d'Enregistrement. On repeignait les deux étages, et un peintre leur indiqua en riant la porte voulue. Ils demandèrent un bulletin. On leur dit d'en faire deux. Ils y inscrivirent, sans trop les lire, leurs noms et adresses et le nom de la revue, signèrent et les tendirent à l'employé. Celui-ci lut et dit : « Pourquoi avez-vous inscrit tous les deux en tête les mots : "L'Aveugle" ? » - Parce que c'est le nom de la Revue. - Quelle revue ? - Celle que nous venons déclarer. - Mais ce sont des bulletins de mariage que vous avez là ! - Zut ! dit Patricia en suçant son stylo, réfléchissons d'abord.
Elle regarda Pierre à la Napoléon et le tira à deux pas en arrière : « Je t'épouserais à la rigueur, mais j'aime Victor, bien que sans aucune chance, et toi, ta Parisienne qui t'attend. Tu ne m'as dit que quelques mots sur elle, mais elle m'est chère. » - Monsieur le secrétaire, dit Patricia, où faut-il s'adresser pour déclarer la Revue ? - Porte 12, l'étage en-dessous. Ils y allèrent, se déclarèrent. Le peintre farceur agita son pinceau.
D'autres amis arrivèrent après le dîner. Des parties d'échecs commencèrent dans le salon-atelier. Victor jouait contre Gontran, leur partie était regardée. Alice s'installa au milieu du grand sofa devant le feu de bois. Patricia mena Pierre à sa droite et l'assit là, elle-même s'assit à gauche d'Alice. Elles étaient pleines de loisir. Pierre s'étonnait de la chance, due à Victor, d'être, lui frais débarqué à New York, admis dans cette ambiance. Sabine s'échappa de sa conversation avec Jérôme et vint demander à Alice de chanter. Alice la suivit au grand piano. Sabine l'accompagna et Alice chanta. Pierre aimait rarement la musique. Il fut saisi pourtant par la voix et par l'aspect d'Alice chantant. Elle avait l'air d'un flamant rose. Patricia se boula près de lui pour écouter. Elle embrassa Alice quand elle revint. Pierre le fit avec les yeux. Les joueurs d'échecs n'avaient rien écouté.
Chez elle, elle compose un bouquet d'invités choisis. Ce soir c'est l'intérêt qui règne tout bas. C'est un lieu de rencontre entre l'argent et les talents. Ceux qui savent s'adapter gagnent le plus vite pour le moment. Un front tout à fait pur, Victor. Le marché n'existe pas pour lui. Il reste exprès un savetier, pas un financier. Pierre a regardé : Alice est la seule transparente. Elle s'ennuie, ses yeux se tirent. Il va la trouver. Il lui dit: « Cela va durer encore deux heures. Vous souffrez ici. Moi aussi. » Il lui dit: « Voulez-vous partir ? - Oui. - Tout de suite ? - Oui. - Puis-je vous accompagner ? - Oui. Dites à Gontran que je lui renverrai la voiture. » Alice et Pierre roulent doucement une heure dans Central Park, et ils se découvrent, tout en parlant de Patricia et de ses efforts pour échapper à sa mère.
Il essaya de remuer. Rien de cassé. Sa tête avait porté un peu sur un pied du lit. Il avait trop travaillé. Il fallait prendre un peu de vacances avec Alice et Patricia.
- Ah, dit Alice, comme je les envie ! Quel volume d'air, quelle cuirasse de muscles. Ils ont de naissance bien plus que tout ce que je poursuis. Ce sont des dauphins dans la mer. Moi une truite dans un ruisseau. - Le bon Dieu a fait les dauphins et les truites, dit Patricia. Ils ne sont pas à comparer. Le lendemain, en déplaçant avec Gontran un lourd tableau de Victor, Alice craqua un des muscles de ses reins, d'autant plus qu'elle ne lâcha point prise. Elle fut quinze jours au lit. Le médecin spécialiste et son professeur de chant lui dirent de ne plus chanter. Elle apprit cette nouvelle avec des yeux secs à Patricia et à Pierre qui lui apportaient des fleurs. Sitôt sur pied elle se mit au piano. Là aussi elle excellait.
Pierre tenait Patricia dans ses bras et ils sentaient ensemble grandir le malaise puis les décharges électriques. Pierre aimait cela, Patricia pas. Elle dit tout à coup : « Et Alice que l'orage rend malade ! Pierre, monte vite auprès d'elle ! ». Pierre monta, frappa. Une voix réduite dit: « Entrez ». Toutes lampes allumées, en robe de chambre princesse, légère, à volutes, Alice était assise sur un Dagobert, le dos tourné à la haute fenêtre. Les éclairs frangeaient les épais rideaux. Alice hagarde n'était plus le flamant rose, elle était le flamant bleu. Pierre toucha ses mains froides, ses pieds froids. Il la prit dans ses bras, la posa sur le couvre-pieds ouatiné du grand lit, l'y roula comme une crêpe et la porta jusqu'à un large fauteuil bas dans lequel il se laissa choir sans la lâcher. La foudre craqua comme une dent qu'on arrache. Alice s'évanouit, Pierre la berça, lui souffla chaud sur la tempe. Des choses fourmillaient, convergeaient en lui. Allait-elle mourir ? Il sentait en lui comme un lent accouchement qui poussait. Enfin elle rouvrit les yeux. - Alice, je vous aime, dit Pierre, illuminé. - Moi aussi, je vous aime, dit-elle. je ne le savais pas. - Moi non plus. C'est ainsi. - Depuis quand ? - Depuis tout de suite. Depuis le premier jour. - Moi aussi. Cela compte, dans cet orage ? - Oui, tout à fait. - Soit... tout à fait. Elle essaya de sourire. - Alice, êtes-vous heureuse ? - Non, fit-elle lentement et doucement de la tête. - Je vous croyais heureuse. Cela change tout.
Non, Alice n'était pas heureuse avec Gontran. Maintenant, Pierre le voyait. Elle lui téléphona : « Patricia n'est pas libre cet après-midi. Voulez-vous m'accompagner au concert ? ».
C'était la première fois qu'ils sortaient seuls ensemble. Des amis leur demandèrent des nouvelles de Patricia. À son tour elle les protégeait. Ils étaient réservés avec bonheur, leur liberté intérieure les grisait. Ils étaient sans hâte. Pierre sentait Alice prudente et hardie. Ils s'étaient dit les trois mots qu'il fallait. La petite lampe profonde brûlait en elle et personne que lui ne la voyait. Elle connaissait Pierre mieux que Pierre ne se connaissait, bien mieux que Patricia ne le connaissait. Lui ne la connaissait pas. Elle le fascinait. Elle avait dans l'oeil une vibration si rapide qu'elle pouvait tout lui dire sans que personne n'y vît rien. Elle lisait en lui, et il se laissait lire. Il n'avait rien à dire. Elle était une hirondelle qui passe à toute vitesse, et qui revient en faisant cui. Patricia était une drôle de petite chouette qui comprenait ses limites.
« C'est vilain, un journal, dit-elle doucement. On aime mieux apercevoir des yeux qui vous attendent. » « Ah oui, dit-il, c'est bien vilain. C'est un geste professionnel et je m'en repens. » Il la laissait conduire leur barque. Quoi qu'elle fît, elle le ferait pour eux mieux que lui. Sur la route du retour, Alice lui dit : « Si nous nous épousons un jour, vous n'aurez point à gagner ma vie mais seulement la vôtre, avec vos écrits. » Elle l'avait dit, et cela tombait à point, à un moment où il se sentait gêné par les possessions d'Alice. « Si nous nous épousons un jour... », comme c'était venu naturellement sur ses lèvres. Elle n'était pas liée à jamais à Gontran. C'était une hypothèse en passant, mais qui valait la peine. Pierre revit Alice étendue sur le lit quand il la roula comme une crêpe dans son couvre-pied. Il n'avait envie de la poser nulle part. L'orage avait mis à leur place Patricia et Gontran.
Trouver la qualité. Détruire l'indulgence dans soi et dans l'autre. Et la légende. Eplucher la réalité. Il en reste toujours assez. Qu'est-ce qu'on doit être ? Purement soi, sans mélanges, sans colle, propre. Rester soi en aimant. Ne pas déménager dans l'autre. Un diamant peut coucher avec une émeraude. Ils se réveillent diamant et émeraude, pas confitures de diamant et d'émeraude. |