Les Chroniques du Menteur
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Les amoureux transis

lundi 28 juin 1999, par Pierre Lazuly

L’été est là. C’est le temps des cerises. Les femmes ont, comme toujours, la folie en tête ; les amoureux, du soleil au coeur. Tous cherchent le bonheur. Ils gravent en rougissant des coeurs sur les platanes. Ils rêvent de s’embrasser sur les plages de Bretagne.

Tels sont les effets du mois de juillet. Ils se font sentir avant même son arrivée. L’homme sent confusément qu’il est « amoureux ». Mais l’est-il vraiment ? « Amoureux : qui éprouve de l’amour, qui aime », affirme le dictionnaire. L’homme se sent rassuré ; cette définition lui convient tout-à-fait. « Mais qu’est-ce au juste que l’amour ? » demande-t-il alors à son dictionnaire. « Une inclination envers une personne, le plus souvent à caractère passionnel, fondée sur l’instinct sexuel mais entraînant des comportements variés », répond d’un air docte le petit Robert.

Telle est en effet sa définition véritable : « il entraîne des comportements variés ». C’est même à cela qu’on le reconnaît. L’amour rend idiot. Lyrique, incohérent. Ridicule, bien souvent. L’homme amoureux trouve une seule excuse à ses atermoiements : « Chaque fois qu’un homme sensé fait quelque chose de complètement idiot, c’est toujours pour les plus nobles raisons » (Oscar Wilde).

« Il n’est ni mon amant, ni mon flirt, c’est mon amoureux », écrit de lui Colette. Ce qui définit assez précisément le rôle de l’amoureux transi. On le retrouve aussi, grandiloquent, dans cette scène de Jean Eustache :

« Je ne t’ai pas beaucoup ennuyée ces derniers mois. Je ne t’ai pas couru après. Je n’ai pas cherché à t’empoisonner la vie. Tu as eu le temps de te remettre, de réfléchir. Quel temps perdu... C’était peut-être le temps qu’il fallait pour s’en sortir, pour y voir clair. Maintenant je sais. Chaque matin, chaque jour que nous ne passons pas ensemble est un jour que nous perdons. C’est un massacre. C’est un crime.

Tout était clair ce matin. Les rues étaient calmes. J’étais bien. Je venais te dire : je viens te chercher. Tu aurais dû dire : je t’attendais. Comme dans la chanson de... je ne sais qui. Tu sais, je te sens en moi si profondément, si proche, que je ne comprends pas que tu ne sentes rien. Je peux bien te dire que je veux vivre avec toi. Que je veux te voir t’endormir, te réveiller. Est-ce si désagréable à entendre ? Je veux vivre avec toi.

Je t’attends depuis des mois, je suis prêt à t’attendre encore, le temps qu’il faudra. Mais toi, pendant ce temps, tu vis avec un autre type. Si tu étais seule, tu réfléchirais, on pourrait sortir ensemble de temps en temps, tu apprendrais de nouveau à me connaître, tu pourrais juger. Et le temps passant, tu saurais un jour si tu veux vivre avec moi ou avec un autre de tes amoureux. Au lieu de quoi, tu hésites, tu ne me dis pas non et chaque jour tu le passes avec un autre type. »

(Jean Eustache, La maman et la putain)

Tel est l’amoureux transi. Lyrique et incompris. Lorsqu’il est joué par Jean-Pierre Léaud, il est encore plus beau. La femme de sa vie passe ses nuits en compagnie d’un autre. L’amoureux transi attend désespérément qu’elle le quitte ; il se morfond. Il lira bien trop tard cette phrase terrible de Guitry : « Une femme ne quitte en général un homme que pour un autre homme - tandis qu’un homme peut très bien quitter une femme à cause d’elle ». Il en déduira, bien trop tard, qu’il ne faut jamais attendre qu’une femme « se libère ». Qu’il faut « prouver son amour » et l’arracher à l’autre. Mais c’est très désagréable ; l’amoureux transi en est bien incapable. Il ne s’en sent pas le droit. Il attend bêtement qu’elle se mette d’elle-même dans cette sorte de chômage sentimental défini par Eustache.

Pourtant, il y avait eu tous ces regards. Il ne les oubliait pas. Ces regards dans lesquels il pouvait lire toutes les questions du monde, et toutes leurs réponses à la fois. Elle attendait de sa part des occasions propices, de fermes espoirs. Il ne comprenait pas.

« - Reconnaissez, dit Héloïse, que malgré une dissimulation peut-être réelle mais excusable, je vous le répète, toutes les femmes sont assez franches pour vous faire comprendre que vous leur plaisez lorsque c’est le cas.
- Et comment ça ? dit Wolf.
- Par leurs regards, dit Héloïse, langoureuse.
Wolf ricana sèchement.
- Excusez-moi, répondit-il, mais de ma vie je n’ai jamais pu lire quoi que ce soit dans un regard.
Aglaé le regarda avec sévérité.
- Dites que vous n’avez pas osé, répondit-elle, méprisante. Ou que vous avez eu peur. »

(Boris Vian, L’herbe rouge)

Ainsi Michel Polac, dont Alain Rémond nous raconte l’autoportrait  : « Il dit qu’il a toujours eu conscience de jouer un personnage, qu’il s’est toujours observé lui-même en train de jouer. Sincère. Et joueur. On le voit avec une belle jeune fille, sur une photo. Il n’a pas compris, dit-il aujourd’hui, qu’elle l’aimait vraiment. Lui était tout à ses rêves de grand écrivain. Il ne l’a pas vue, il n’a pas vu qu’elle l’aimait. La vie est un malentendu. Un champ de regrets. Il lit une vieille lettre, qui dit tout, et qu’il n’avait pas su lire. Il ressort tous ses journaux intimes. Les phrases définitives de l’adolescence, ces belles maximes où l’on met tout ce que l’on croit savoir de la vie. Que l’on relit, cinquante ans plus tard, entre envie et ironie. »

On voit par là que les pires chagrins d’amour ne sont pas ceux que l’on croit. Qu’il y a bien pire que le fameux « amour impossible » : c’est l’amour qui aurait été possible. Et que l’on a laissé filer, tellement on était niais. « Un petit remords d’amour de rien du tout, qui avait grandi comme un chêne », dit un proverbe rural. Ce qui résume assez nettement la chose.

Alexandre Vialatte avait sans doute raison, lorsqu’il affirmait que la plupart des hommes ne mourraient finalement que de chagrins d’amour. C’est d’ailleurs ce qu’il allait faire, griffonnant une dernière chronique sur son lit de l’hôpital Necker. « Avant d’être transporté à la salle d’opération, il trace rapidement une première phrase, amorce la seconde : « Ce qui ramenait les chagrins d’amour ». La phrase se casse ici pour toujours, brisée net, sans ponctuation, lancée vers l’inconnu, brandissant ces chagrins d’amour qui interrogent l’éternité ». Qui interrogent ? Ironie du sort, ces quelques mots sont de son amie Ferny. Celle qui fut sa muse. Celle dont il fut le transi. Celle qui resta pourtant avec son Raoul jusqu’à la fin de sa vie.

Tels sont les chroniqueurs. Ils meurent à 69 ans d’un chagrin d’amour mal soigné. La seule chose qui les ait jamais fait écrire : cet amour contre lequel ils avaient cru bon de résister. Lorsqu’il s’en rendent compte il est trop tard ; il ne leur reste plus que les regrets. Et de vagues succès littéraires dont ils n’ont finalement rien à faire.

« L’unique façon de se débarrasser d’une tentation est de s’y abandonner », écrivait Oscar Wilde, « Résistez, et votre âme se rend malade à force de languir pour ce qu’elle s’est interdit ». C’est le bon sens même. Vous savez à quoi rêvent les demoiselles. Offrez-leur de fermes espoirs, des occasions propices. Ne les décevez pas.

PIERRE LAZULY
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