Les Chroniques du Menteur
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Ça crée des emplois

vendredi 8 janvier 1999, par Pierre Lazuly

Lorsque j’étais jeune cadre dynamique dans une entreprise américaine (car sans vouloir me vanter, j’ai été jeune cadre dynamique dans une entreprise américaine), j’ai failli gagner des stock-options. Oh, pas beaucoup : je n’étais qu’un petit ingénieur ingénu s’ingéniant à générer de jolies pages en java. J’avais droit, si je ne démissionnais pas avant 2002, à 50 actions de mon entreprise au prix avantageux de 43 dollars. Si j’avais été un collaborateur de quelque envergure, disons un chef de projet, j’aurais eu droit à 100 actions au prix nettement plus malin de 35 dollars. Et si j’avais été Chief Executive Officer, j’aurais sans doute bénéficié de quelque 100.000 actions à 20 dollars.

On voit par là combien le principe d’attribution des stock-options est juste et égalitaire. Selon une étude du cabinet Hay Management, rapportée hier par Libération, sur les 300 premières entreprises françaises, 100% des patrons, 90% des cadres dirigeants, et 10 à 20% des cadres supérieurs bénéficient des stock-options. (Les autres ont droit au SMIC, c’est déjà pas si mal).

Les stock-options, comment ça marche ? « Pour récompenser le « dynamisme » de ses cadres, une entreprise peut leur accorder un droit d’acheter ses actions à un prix fixé à l’avance, généralement inférieur au cours de Bourse du moment. Si, au bout d’un délai prédéterminé, le cours de l’action a monté, l’heureux bénéficiaire de cette stock-option peut acquérir l’action (avec une grosse ristourne, donc) puis la revendre dans les minutes suivantes. Il encaisse ainsi sans prendre le moindre risque la différence entre le prix fixé par l’option et le cours de revente de l’action » (Libération). Bref, les stock-options permettent aux cadres dirigeants de se faire rapidement un max de pognon.

« Ça favorise l’innovation » répond Claude Allègre. « Donc ça crée des emplois », renchérit Strauss-Kahn. On comprend alors mieux pourquoi, dans le cadre de son « projet de loi sur l’innovation » (comme si l’innovation pouvait naître d’un décret !), un gouvernement socialiste se propose « d’assouplir la fiscalité sur les stocks-options » (en vieux français : « de diminuer fortement les impôts des plus riches salariés ») : il s’agit bien évidemment de lutter contre le chômage et même, on peut le dire, contre l’exclusion.

Ainsi, aux termes de l’article 13 du prochain projet de loi, les plus-values des stock-options ne seront plus imposées qu’à hauteur de 26% (contre 40% actuellement), et le délai de détention des stock-options avant de pouvoir acheter l’action est ramené de cinq à trois ans. « Enfin, et surtout, parce que, contrairement aux dispositions prises par [le finalement très socialiste] Juppé, les entreprises n’acquitteront plus de charges sociales quand elles distribueront des stock-options ». Selon le magazine l’Expansion, les plus-values virtuelles représenteraient une trentaine de milliards de francs.

L’objectif, bien sûr, c’est le modèle américain : il s’agit d’encourager le développement des « PME dynamiques » (les fameuses « start up » qui excitent tant Claude Allègre) qui, faute de pouvoir offrir des salaires mirobolants, recourent aux stock-options pour attirer et retenir leurs équipes. Étrangement, lesdites « PME dynamiques » sont généralement plutôt connues : Philippe Jaffré, PDG d’une sympathique PME répondant au nom de Elf, s’est attribué cette année 60.000 actions pour une plus-value virtuelle de 6 millions de francs. Pierre Lescure, heureux dirigeant d’une PME non moins dynamique appelée Canal+, faute sans doute de pouvoir s’offrir un salaire mirobolant, a bénéficié ces dernières années de 25 à 30 millions de francs de stock-options, et Michel Bon, on s’en souvient, s’était vu offrir 20 millions de francs en stock-options en quittant la célèbre PME de grande distribution Carrefour.

Le gouvernement, en contrepartie, exige désormais « plus de transparence » (les dirigeants devront désormais communiquer le nom des bénéficiaires) et « les entreprises ne pourront plus consentir de rabais sur le prix d’exercice de leur stock-options ». Curieusement, cette exigence gouvernementale rejoint exactement la dernière mode américaine en matière de stock-options. Une pratique que le patron de Vivendi, Jean-Marie Messier, a été le premier à introduire en France : si vous bénéficiez d’un rabais, vous êtes quasiment certain d’empocher une bonne plus-value à l’issue des 3 ans ; si vous bénéficiez d’un prix égal au cours réel (ou même supérieur de 20%, dans le cas de Vivendi), vous ne profiterez de vos stock-options que si le titre de l’entreprise s’est réellement envolé au cours de la période donnée. Ces stock-options n’étant attribuée qu’aux principaux dirigeants de l’entreprises (directeurs des filiales, etc...), chacun doit alors faire de son mieux pour valoriser la cotation boursière. Et la meilleure façon d’améliorer la valeur de l’action, c’est bien connu, c’est de créer des emplois.

Ces arguments, les syndicalistes archaïques ne les comprennent évidemment pas : « 4 milliards de francs de cadeau pour 12 000 privilégiés, comparés aux 4,5 milliards dégagés pour quelque 4 à 5 millions de chômeurs ou d’exclus, on voit tout de suite qu’une telle mesure irait dans le droit fil de la justice sociale et de la réduction des inégalités », déclarait notamment hier le secrétaire général de la CGT, Louis Viannet, avec une mauvaise foi évidente. Des mauvaises langues rappelaient l’amitié existant entre Jospin et Seillière ou entre DSK et Kessler. D’autres avaient même le toupet de rappeler que DSK avait dirigé jusqu’à peu un cabinet de lobbying patronal à Bruxelles. Ça n’a évidemment rien à voir.

« Après neuf séances de hausse consécutive (+16,3%), la Bourse de Paris, comme les autres places européennes, a éprouvé le besoin de souffler jeudi ». Les pauvres choux !


BONNE NOUVELLE : CETTE RÉFORME EST REPORTÉE

« Sous la pression de sa majorité, le gouvernement reporte la réforme qui visait à alléger fortement la fiscalité sur les stock-options », révèle Le Monde du 9 janvier. Espérons qu’elle sera définitivement enterrée.

PIERRE LAZULY
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