Emmanuel aimait les frites, Jules non. Ils déjeunaient ensemble au restaurant d’entreprise, avec un retard calculé qui les laissait à l’écart des discussions de leurs collègues. Emmanuel parlait des femmes, Jules, des livres, mais c’était sensiblement la même chose.
- J’aimerais pouvoir écrire, dit Jules, mais j’en suis incapable.
- Peut-être es-tu simplement fait pour lire et pour comprendre, répondit Emmanuel. C’est déjà pas si mal.
- Possible, dit Jules, mais ce n’est pas suffisant.
- Pourquoi ?
- Il faut aussi que je parle de ces choses qui m’ont touché, de ces personnages qui m’ont ému. J’ai peur que les autres n’aient pas le temps de lire. Pas même le temps d’en parler. Je voudrais écrire cette peur.
Emmanuel ne répondit rien. Il attaquait furieusement ses frites, mais on le devinait absorbé. Il expliqua :
- L’écriture n’est peut-être pas le mode d’expression idéal pour ce que tu souhaites exprimer.
- Mais l’écriture permet tout ! répliqua Jules. Il n’y a pas plus grande liberté que celle des mots.
Jules cherchait l’approbation sur le visage d’Emmanuel, mais celui-ci ne semblait pas vraiment convamcu :
- Je ne suis pas d’accord. En te limitant au domaine de l’écrit, tu abandonnes déjà une parcelle de liberté. Pourquoi s’arrêter aux seuls mots ? Moi, je pense qu’en ajoutant à tes mots telle photo, tel morceau de musique, tu t’alloues en quelque sorte une liberté supplémentaire.
- Tu crois donc à une sorte de roman... multimédia ?
- Appelle-ça comme tu veux. Je crois en l’intégration des éléments culturels.
- L’intégration des éléments culturels ? reprit Jules, songeur. Supposons que je veuille écrire un de ces romans que tu dis plus libres, disons : multimédia.
- Lâchons le mot, dit Emmanuel.
- Je définis donc mes personnages, continua Jules. J’ai peur du premier chapitre. Je préfère commencer par le deuxième.
- Libre à toi...
- Mes personnages sont dans un club de jazz, expliqua Jules. L’héroïne est jolie. Elle porte un pull rouge. Elle a un joli prénom et le héros l’aime beaucoup. Tout ça, je le sais mais je n’arrive pas à l’écrire.
- Tu devrais d’abord planter le décor de ton chapitre, objecta Emmanuel. Je suppose que tu n’y parviens pas non plus ?
- C’est bien là le problème... Toi, pour le décor, tu suggères une photo ?
- Bien sûr. Dans une banque d’images, tu trouveras nécessairement quelque chose d’assez proche de ce que tu imagines. C’est l’affaire de quelques minutes, de quelques clics.
- Et pour la musique, tu me conseilles de piocher dans ma discothèque ?
- Tu te sens capable de décrire un concert de jazz sans tomber dans des clichés grotesques ?
- Non, avoua Jules. Ce serait ridicule.
- Consacre-toi plutôt à la psychologie de tes personnages. C’est le plus important.
- Je ne vois plus bien mon roman, dit Jules.
- Il est déjà bien entamé, expliqua Ennnanuel, et sans l’angoisse de la page blanche : une page multimédia n’est jamais blanche.
- Sa forme m’échappe un peu, reprit Jules.
- Pour l’instant, c’est la photo d’un club de jazz. Intérieur nuit. Intervient alors le thème musical que tu as choisi. Voilà pour le décor, pour l’atmosphère du chapitre.
- Il ne me reste plus qu’à écrire les dialogues ?
- Si tu trouves les mots pour le faîre, pourquoi pas ? Mais en vérité, j’ai peur qu’ils s’intègrent mal. Tu vas très vite t’apercevoir que tes mots sonnent faux ; que le décor noir et blanc et le phrasé du saxo sont infiniment plus justes que tes mots.
- Pourquoi ?
- Parce que tu n’es pas romancier, Jules.
- C’est donc sans issue.
- Mais non, au contraire ! s’exclama Emmanuel. Tu peux t’exprimer simplement en intégrant des références vers les éléments culturels qui te ressemblent.
- Les gens ne liront pas ces références. Ils survoleront les images. Ils écouteront quelques notes. Ils seront déjà ailleurs.
- Tu crois vraiment qu’ils auraient lu ton roman ?
- Je ne sais pas, dit Jules.
- Les gens n’ont pas le temps, dit Emmanuel. Tu dois résumer tes opinions, pour les rendre plus accessibles.
- Si je résume mon roman, il est profondément idiot : le héros est amoureux d’une jolie fille qui aime beaucoup le jazz. Elle ne le sait pas. Il est timide et ça le rend malheureux.
- Quelqu’un a sûrement déjà écrit ce genre de roman.
- Oui, dit Jules. J’en ai lu quelques uns.
- Et tu penses écrire quelque chose de plus beau, de plus juste ?
- Non, répondit Jules, simplement quelque chose de différent.
- Bien sûr. La couleur du pull, le prénom du héros, le nom du bar... Il y a toujours quelque chose de différent, mais quel en est l’intérêt ? Il y a déjà trop de livres. L’important à présent n’est pas d’en écrire de nouveaux, mais de résumer les plus importants.
- C’est dommage, dit Jules.
- Les livres ne seront pas détruits, expliqua Emmanuel. Ils seront juste expliqués.
- Donc dénaturés.
- Juste simplifiés.
- C’est triste, dit Jules.
Il avait envie de pleurer.