On ne peut être qu’admiratif devant la prodigieuse capacité d’adaptation des professionnels de la restauration. Ce midi, je suis resté bouche bée devant le menu affiché à l’entrée de la cantine. Outre le traditionnel poisson (sauvage ? d’élevage ? on ne le sait jamais), nous étaient proposés au choix « chou farci » (à quoi ?) ou « bourguignon » (tout court). Le chou farci, passe encore, ça fait bien longtemps qu’on a perdu tout espoir de connaître la composition de sa farce, mais le « boeuf bourguignon », lui, n’avait encore jusque là jamais été jusqu’à renier son vrai nom. Dans un grand élan de transparence, je suppose, il devenu le « bourguignon » tout court. L’avantage, c’est que le distrait, tout absorbé qu’il est par ses grandes considérations sur Windows NT, le commande en s’imaginant sans doute qu’il s’agit là d’une nouvelle viande.
En attendant, faute de pouvoir rassurer le consommateur de viande par des nouvelles véritablement rassurantes, c’est dans une véritable surenchère de substantifs que se sont lancés les pouvoirs publics depuis quelques temps. C’est bien simple : on mange du sécurisant et du sécurisé à toutes les sauces, on se goinfre de transparence. À défaut d’autres aliments...
Parmi les déclarations transparentes dictées par le principe de précaution, j’avais une tendresse toute particulière pour l’assertion sécurisante de François Patriat, notre distingué secrétaire d’Etat au Commerce, à la Consommation et aux Prions : « aujourd’hui, tous les spécialistes indiquent que la phase de contamination est derrière nous et que jamais la viande n’a jamais été aussi sécurisante qu’aujourd’hui. » De la viande saine, encore, je vois, j’imagine, je comprends bien le concept, mais alors de la « viande sécurisante », il faudrait qu’on m’explique. Dans le même ordre d’idées, j’aimais beaucoup les « farines sécurisées ». Avant de se résoudre à abandonner toute utilisation de farines animales, Jean Glavany avait lancé l’idée : on allait utiliser des « farines sécurisées ». Pour produire de la « viande sécurisante », remarquez, c’est un raisonnement qui se défend.
Mais la plus belle déclaration vachefollesque devait être proférée la semaine dernière par mon ministre préféré, après que le comité interministériel des prions recommande à l’Agence française de sécurité sanitaire des aliments d’« éviter la découpe de la colonne vertébrale et d’exclure son utilisation dans la chaîne alimentaire », ce qui devait, en toute logique, placer la côte de boeuf sur la liste déjà longue des morceaux interdits. Alors Jean Glavany eut cette phrase superbe : « la côte de boeuf est inoffensive si on la coupe autrement. »
Depuis, à chaque fois que je vois un morceau de bidoche, je ne peux m’empêcher d’y repenser. Sa déclaration m’a terrifié. C’est vrai, au resto, on coupe tous notre viande à la bonne franquette, d’une façon assez peu scientifique et même, disons-le carrément, franchement désordonnée. Tenez, l’autre jour, à la cantine, je regardais mes collègues découper leur entrecôte comme ils pouvaient, avec une certaine maladresse et des couteaux mal affûtés. L’un d’entre eux avait choisi de la couper dans le sens de la longueur, l’autre préférait la perpendicularité. Un troisième, plus concentré, la tranchait péniblement de façon concentrique, comme on lui avait montré à la télé. Il ne faut pas rigoler avec la santé. Les mots de Glavany résonnaient toujours dans ma tête : « la côte de boeuf est inoffensive si on la coupe autrement. » C’est sûr, statistiquement, un de mes collègues allait forcément y passer avant l’heure du café. Même moi, avec mon poisson d’élevage, je n’étais pas tellement rassuré. Jean Glavany ne m’avait pas dit comment le découper.
Finalement, il n’en a rien été. Ce fut un miracle : on était encore tous vivants à l’heure du café. Alors on a fêté dignement l’événement en offrant chacun notre tournée. Moi, histoire de refroidir l’atmosphère, je leur ai quand même raconté l’histoire du steak haché, découverte dans Le Canard Enchaîné : « Interdits en Grande-Bretagne, des cervelles, des boyaux, des os de bovins anglais, « matériaux à risques spécifiés », c’est-à-dire susceptibles d’être porteurs du prion, ont été massivement importés en France à partir de 1988. Ces abats étaient en grande partie destinés à être incorporés comme agents de texture aux steaks hachés et autres spécialités agroalimentaires... Ils n’ont été interdits en France qu’en 1996. Selon les statistiques douanières britanniques, la France importait un peu moins de 350 tonnes d’abats bovins jusqu’en 1987. Et puis, brusquement, alors que les « matériaux à risques spécifiés » sont interdits pour la consommation humaine en Grande-Bretagne, les importations françaises explosent. Elles passent alors de 326 tonnes - la routine - en 1987 à 4883 tonnes en 1988 et progressent régulièrement pour atteindre 8173 tonnes en 1994... »
Ainsi donc, pendant 8 ans, ces abats interdits pour l’alimentation des ruminants anglais servaient allègrement à la composition des steaks hachés français. Enfin, entre nous, il n’y a sûrement pas là matière à s’inquiéter. Si vous voulez mon avis, le steak haché est inoffensif si on le coupe différemment.