Dans le langage managérial, on appelle ça un « plan social de motivation » : chez Michelin, les 7 500 suppressions de postes en Europe ne sont pas seulement destinées à diminuer les coûts, elles constituent également un « message » clair en direction des salariés : « L’esprit dans lequel l’annonce a été faite, c’est que Michelin doit rester dans la course [...]. Cela a un but interne, il faut que nos salariés se mobilisent face à la concurrence, même si nos résultats sont bons », explique un porte-parole de l’entreprise.
Rien de tel en effet que 7 500 suppressions de postes pour redynamiser ses salariés. Ça secoue leurs petites habitudes, ça leur flanque une bonne trouille, ça fait passer le message on ne peut mieux. D’autant que, comme le signalait avec justesse le président du Medef, 7 500 postes supprimés, ce n’est finalement pas grand chose : « Il y a énormément d’entreprises qui réduisent leur personnel de 3% par an », s’est-il vanté. C’est tout juste si ce cher Ernest-Antoine n’a pas expliqué au fils Michelin qu’il aurait pu faire beaucoup mieux.
« Laisser 75 000 salariés dans l’expectative quant à leur avenir risque plutôt d’être la plus sûre manière de répandre chez eux le doute, voire l’angoisse. La CGT et la CFDT, premiers syndicats du groupe, préparent une journée d’action dans tous les sites Michelin le 21 septembre ». Même Jospin les y encourage : à eux de « mobiliser un rapport de force » pour « faire réfléchir les dirigeants d’entreprise ». En d’autres mots : bonne chance les gars !
Il faut beaucoup d’innocence, ou de rouerie, à un ministre dit de gauche pour proférer de pareilles âneries : pour « faire réfléchir les dirigeants d’entreprise » (vaste programme), encore faudrait-il que le « rapport de force » soit mobilisable, et surtout qu’il soit favorable. Ne me faites pas dire que les salariés de Michelin vont se dégonfler. Simplement, l’entreprise dispose aujourd’hui de moyens particulièrement efficaces pour refréner l’activité syndicale :
« On sait que les entreprises tendent de plus en plus à se déconcentrer, à se scinder en filiales autonomes, à mettre en concurrence leurs établissements ou à fixer des objectifs de rentabilité économique à leurs ateliers. La maison mère lance des « appels d’offres » internes et externes pour satisfaire telle demande ou tel programme de production, et l’entreprise ou l’établissement « le mieux-disant » emporte le marché qu’il appartienne ou non au groupe.En mettant en concurrence les collectifs les uns avec les autres, ce « darwinisme » interne a l’avantage de réduire drastiquement les possibilités d’une action solidaire d’ensemble de ces collectifs contre la direction. Ainsi, les salariés d’un établissement peuvent bénéficier directement d’une grève dans un autre établissement pour « gagner des parts de marché » interne. Les salariés de Vilvorde ont pu constater la difficulté à mobiliser les autres sites de Renault en défense de leur emploi. »
(Thomas Coutrot, L’entreprise néo-libérale, nouvelle utopie capitaliste).
Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si le plan de Michelin n’est ni chiffré ni détaillé par site. Pas un hasard non plus si le subtil directeur Europe de Michelin, Thierry Coudurier, glisse un mesquin : « Tous les secteurs seront touchés, mais je ne peux pas dire aujourd’hui si ce sera plus le tourisme, le poids lourd ou le pneu vélo ». Il faut en effet être un âne pour s’attaquer nommément à un secteur ou à un centre donné, comme le chasseur de coûts Philippe Jaffré (parti depuis avec quelque 200 millions de francs en stock-options) l’avait fait chez Elf : les salariés de la branche exploration-production n’ayant plus rien à perdre, ils s’étaient fortement mobilisés. Chez Michelin, on est beaucoup plus malin. Si on entretient jusqu’au bout le doute sur les cibles, chaque entité devrait logiquement choisir de jouer profil bas.
D’abord, vous n’avez rien compris, « ce n’est pas un plan social, c’est une stratégie européenne d’amélioration de la productivité », explique le responsable de Michelin. Il y a surtout une stratégie européenne de distribution de coups de pied dans le cul qu’il est urgent de mettre en oeuvre. Une « part non négligeable » des suppressions de postes serait, nous dit-on, constituée de départs en retraite et de départs naturels. Pas si bête : les licenciements secs, ça se paye cher, très cher même dans le cas de salariés avec une bonne ancienneté. Tandis que des bonnes petites pré-retraites financées par l’Etat, ou encore la bonne vieille recette des démissions provoquées (pardon, des « départs naturels »), ça ne coûte pas un radis.
L’écologiste Yves Cochet, que j’aimais bien du temps où les Verts parlaient encore d’écologie, de développement durable, du temps béni où leur priorité principale n’était pas l’obtention d’une tête de liste pour les prochaines municipales, l’écologiste Yves Cochet, disais-je, a salué l’appel de Lionel Jospin à une mobilisation des salariés et de l’opinion contre les suppressions d’emploi chez Michelin, attitude qu’il a jugée « remarquable pour un Premier ministre » : « Moi, j’aime ce Jospin-là, celui qui finalement est un militant de la gauche plurielle ». Un militant qui aurait simplement oublié qu’il était au pouvoir. Qui aurait oublié qu’un ministre avait le droit, et même le devoir, de prendre certaines décisions.
Mais la plus belle déclaration allait encore une fois nous venir du maire de Redon. Il avait pourtant disparu après les élections, emportant avec lui les quelques décimales qu’avaient daigné lui accorder quelques Français distraits. Il avait honte, le père Madelin ; il se cachait. Mais il n’a pas pu s’empêcher de regarder Jospin à la télé, et il s’est fendu, au nom de Dictature Libérale, d’un magnifique communiqué : « Les Français n’auront pas retrouvé dans les propos du Premier ministre leurs préoccupations quotidiennes : l’insécurité, la hausse des impôts, l’éducation, les gaspillages ».
Que Madelin s’attaque à la hausse des impôts, passe encore, c’est son fonds de commerce. Un fonds de commerce peu ragoûtant, et de surcroît périclitant, où grenouillent des individus aigris « dont la hausse des impôts est la préoccupation quotidienne » (ce qui donne une assez bonne idée de la petitesse de leur vie). Mais qu’il ose la ramener au sujet de l’insécurité, dégâts collatéraux des inégalités qu’il n’est pas mécontent d’avoir contribué à creuser, au sujet de l’éducation, « ces fonctionnaires râleurs qui coûtent si cher au petit entrepreneur », ou encore au sujet des « gaspillages », pas le gaspillage humain, qui est le quotidien de nos vaillantes entreprises, ni celui des ressources de la planète par nos grands groupes industriels, non non, le seul gaspillage du monde qui agace vraiment Madelin, le gaspillage des finances publiques par les humanistes de la main gauche, qu’il ose encore la ramener, disais-je, alors que ce que chacun de nous rejette aujourd’hui, de la mal-bouffe au mal-vivre, c’est précisément les conséquences de l’idéologie navrante et malfaisante véhiculée depuis 20 ans par tous les Madelin du monde, c’est véritablement un comble.
Faut dire, pour le pauvre Madelin, c’est vraiment trop injuste : les socialistes lui ont piqué toutes ses idées. Il faut juste leur reconnaître un certain talent pour les enrober d’un verbiage rose édulcoré.