C’est la revanche de la carte perforée. L’ère paléo-informatique soudain ressuscitée. Et pourtant, qui aurait parié un seul centime sur ces ustensiles de musée ? Les cartes perforées, soyons honnêtes, tout le monde les avait oubliées depuis belle lurette. Seuls quelques informaticiens nostalgiques les évoquaient encore parfois, l’oeil mouillé. Ces vestiges d’une époque où il fallait poinçonner soigneusement ses programmes dans les cases prévues à cet effet, avant de les insérer dans la machine qui les exécuteraient dans la courte tranche horaire qui leur était réservée. La moindre erreur de syntaxe était fatale : il fallait perforer une nouvelle carte, et patienter jusqu’au lendemain pour la tester. Les derniers exemplaires de ces cartes perforées, déstockées il y a déjà longtemps par un centre de calcul universitaire, servent désormais de brouillon, sur mon voilier préféré, pour noter la météo marine et faire ses calculs de marée. (Une fin de carrière rêvée, pour une carte perforée).
L’ironie du sort devait pourtant faire ressurgir dans l’actualité mondiale ces cartes infernales, bien trop vite enterrées. Tel le programmateur Cobol appelé à la rescousse à la veille d’un an 2000 mal préparé, la carte perforée retrouvait une nouvelle jeunesse, les feux de l’actualité, la célébrité. Ça fait sourire toute la petite planète, mais c’est ainsi : l’élection du président de la superpuissance mondiale se joue donc aujourd’hui, à Palm Beach, sur quelques milliers de cartes insuffisamment perforées. Et se répandent les images surréalistes de quarterons de scrutateurs suspicieux, lorgnant une à une des dizaines de milliers de cartes perforées. Un travail de moine bénédictin, de copiste byzantin. On dira ce qu’on voudra du 21ème siècle, il est en tout cas une qualité qu’on ne pourra pas lui enlever : il ne manque pas d’humour.
Les investisseurs, par contre, ça ne les fait pas beaucoup rigoler. Ils se fichaient de l’élection présidentielle comme de leur premier salarié licencié, Gore ou Bush c’était du pareil au même pour les marchés, de la croissance, des nouvelles technologies, tout ce que vous voulez. On s’inquiétait un peu lorsque Bush déclarait doctement que « de plus en plus de nos importations proviennent de l’étranger », mais fallait pas s’inquiéter, il aurait toujours des tas de conseillers pour lui expliquer comment ça marchait. Non, vraiment, avant l’élection (enfin, avant le jour où ils ont poinçonné leurs cartes dans l’espoir insensé d’en obtenir un président déterminé), avant l’élection, les marchés étaient absolument sereins. Voilà bien longtemps qu’ils savaient qu’ils n’avaient vraiment rien à craindre des politiciens américains. La meilleure preuve en est peut-être la réponse apportée par le républicain James Baker, ancien secrétaire d´Etat, à la demande insistante d’un troisième dépouillement en Floride afin de garantir du processus démocratique. « C´est mauvais pour les marchés financiers », a-t-il rétorqué. Ce qui résume assez précisément la chose.
Reste qu’aujourd’hui, devant le spectacle irréel de ces milliers de Shadoks comptant et recomptant les trous réels, supposés, supputés, les cartes collées, froissées ou retournées, ils commencent à paniquer. « Les marchés boursiers détestent avant tout l’incertitude », martèlent les analystes économiques. Si vous le dites. N’empêche, on ne m’ôtera pas de l’idée que la raison en est toute autre. Ce qu’ils craignent, ce n’est pas l’incertitude, c’est plutôt le ridicule. Les cartes perforées, faisant le tour du monde, discréditent toutes les images futuristes, toutes les utopies de la Nouvelle Economie.
En France, on avait échappé de justesse l’an dernier aux envolées lyriques technophiles à l’occasion du passage de l’an 2000. Combien de discours sur « l’ère de l’information » avaient été balayés par les tempêtes et les inondations ? Comment pérorer joyeusement sur les NTIC et la société de l’information quand, à quelques pas de là, des milliers de personnes n’avaient plus le téléphone et s’éclairaient à la bougie ?
C’est un peu le même phénomène que l’on retrouve, aujourd’hui, avec ces satanées cartes perforées. L’utopie de la Nouvelle Economie s’entretient sans mal lorsque les médias se font l’écho de leurs fanfreluches et de leurs fusions. Elle a du mal à tenir le coup lorsque tous les regards du monde sont tournés vers quelques malheureuses fiches en carton.