Les Chroniques du Menteur
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Quand La Poste innove...

...le timbre augmente et le courrier ralentit

mardi 25 février 2003, par Pierre Lazuly

L’information vous aura sans doute à peine effleuré : le prix du timbre passera de 0,46 euro à 0,50 euro à compter du 1er juin prochain. Après tout, ce n’est là qu’une augmentation parmi tant d’autres : 9 % de plus, certes, ça n’est pas rien, mais les médias rappelaient bien qu’il ne s’agissait là que d’un rattrapage, le prix du timbre étant resté inchangé depuis 1996. L’impact de cette augmentation serait d’ailleurs très faible pour les particuliers, nous assurait La Poste : moins de 3 euros par an, la consommation moyenne annuelle postale d’un foyer étant inférieure à 26 euros.

A lire Le Figaro, on croyait même que cette contribution dérisoire nous conduirait tout droit au pays fabuleux des clients heureux : « En contrepartie de ce coup de pouce du gouvernement, La Poste s’est engagée à investir dans la modernisation du pôle courrier (59 % de l’activité), à commencer par l’automatisation de ses 130 centres de tri. Elle s’est en effet fixé comme objectif de distribuer dès cette année 80 % (77 % en 2001) des lettres le lendemain du jour où elles ont été postées. L’établissement vise aussi un taux de distribution de 95 % le surlendemain. Dès 2004, La Poste prévoit de mettre en service à Gonesse (Val-d’Oise) le centre de tri "le plus moderne d’Europe". » [1]. Ce qu’on ne vous a pas dit, c’est que votre courrier à vous s’en trouverait en revanche ralenti.

Je vous entends déjà protester : comment diable, avec le centre de tri « le plus moderne d’Europe », ma tendre correspondance pourrait-elle être ralentie ? C’est mon facteur qui a vendu la mèche, fin décembre, quand il m’a apporté le traditionnel calendrier du postier. (Il faut dire que depuis les 35 heures je ne le voyais plus. Avant, comme tout un chacun, j’avais mon courrier le midi. Depuis, on lui inflige des tournées impossibles, il passe entre 15 et 16h, même le samedi ; il sera bientôt privatisable, comme il dit).

Les plus gros seront les mieux servis

C’est lui qui m’a expliqué pourquoi les courriers des charmantes mettaient désormais souvent plusieurs jours pour me parvenir alors que ceux de la Société Générale ou de la Camif étaient toujours aussi rapides. Pour anticiper la prochaine libéralisation du courrier, La Poste a en effet lancé « Tem’Post », une nouvelle gamme de services en direction de ses plus gros clients : dans cette perspective concurrentielle, priorité est donnée au « courrier industriel ». Ses principaux clients - facturiers, banques, assurances, vépécistes, publiposteurs, etc. - bénéficient non seulement de tarifs attractifs (de 4 à 36 % de réduction selon le volume) mais surtout - c’est la grande nouveauté - de garanties de délais sous peine de remboursement partiel par La Poste. Ces courriers, si importants pour vous chers clients, bénéficient de ce fait d’un processus de traitement spécifique tout au long de la chaîne d’acheminement et de distribution ; votre correspondance personnelle ne mérite évidemment pas les mêmes égards.

Pour justifier ce traitement différencié, les arguments ne manquent pas : les « grands déposants » - ces 260 000 entreprises qui disposent de leur propre machine à affranchir - représentent à elles seules 90 % de l’activité courrier. Le « courrier industriel », celui de ses 5000 plus gros clients, représente à lui seul 30 % du chiffre d’affaires courrier ; les dix clients principaux, 15 %. Dès l’ouverture à la concurrence, ils seront susceptibles d’être démarchés par d’autres opérateurs postaux : c’est donc ces grands comptes que La Poste se doit de privilégier, de la même manière qu’EDF consent d’importantes remises aux plus grandes entreprises.

Evidemment, La Poste s’étant engagée par contrat à des remboursements substantiels quand la qualité de service promise n’a pas été assurée, elle se doit d’accorder une priorité absolue à ces flux. Quitte à instaurer pour cela une distribution à deux vitesses : « afin de traiter ces volumes de façon accélérée, [le courrier industriel] empruntera un réseau partiellement dédié à ce type de courrier, le fameux réseau B, mis en place après les grèves de 1995 » [2]. Vous pouvez donc être rassurés : même en cas de grève, il y aura toujours des intérimaires pour assurer la continuité du réseau B et vous faire parvenir à temps vos factures ; seule votre correspondance, sans importance, sera « prise en otage ». Les propositions alléchantes des marchands ne sont-elles pas plus importantes que les lettres des charmantes ?

« On ne distingue plus entre les lettres qu’entre les plis urgents et plis dits « non urgents ». C’est une hypocrisie de La Poste. Seul l’expéditeur peut savoir si son pli est urgent ou non. La Poste n’aurait le droit de parler que de plis acheminés à la vitesse normale et de plis qu’elle traite au ralenti. On comprendrait, avec un tel langage, qu’elle demande des prix différents. Mais qu’elle s’arroge le droit de juger de l’urgence des plis, c’est un trait de mépris du public ; l’urgence ne dépend pas du prix qu’elle fait payer. Agir comme elle le fait, c’est dire à ses clients : les lettres du riche sont urgentes, les lettres du pauvre ne le sont pas. Où est là-dedans la démocratie ? Et c’est pourquoi, sur les timbres nouveaux, la République est toute petite, presque honteuse, indiscernable, effacée derrière le gros prix. »
(Alexandre Vialatte, « L’éléphant est irréfutable »)

A l’époque, Vialatte ne s’offusquait pourtant que de l’apparition des fameux timbres rouges et verts ; les particuliers pouvaient encore s’offrir à moindre frais un traitement prioritaire. Depuis, La Poste a encore innové : vous pouvez toujours coller un timbre rouge sur vos déclarations d’amour, elles parviendront moins vite à leur destinataire que les courriers de La Redoute, qui aura payé 40 % moins cher. C’est ce qui s’appelle de la péréquation tarifaire à l’envers.

Du service public au service universel

Alain se souvient pourtant encore des performances remarquables du tandem SNCF-La Poste, en 1959 : « Quand j’écrivais à ma future épouse, j’habitais un petit patelin - Saint Just-en-Chaussée (Oise) - situé à environ 80 km au nord de Paris sur la ligne de chemin de fer Paris-Amiens. Ma charmante habitait au Mans (Sarthe). Je lui écrivais chaque jour une lettre enflammée que j’allais poster le soir, non pas au bureau de poste (fermé depuis plusieurs heures), mais à la gare de chemin de fer de la S.N.C.F. (autre véritable service public à l’époque). En effet, jusqu’à 22 heures, on pouvait confier sa lettre à un employé de la gare qui la compostait et qui la faisait partir par le dernier train pour Paris. Immanquablement, ma charmante la recevait au Mans le lendemain matin ! Comment cette rapidité était-elle permise ? Simplement parce que le courrier était acheminé par chemin de fer, dans des wagons postaux où des employés mettaient à profit le temps de trajet pour trier le courrier. ». On n’ose imaginer la tête que ferait un cheminot aujourd’hui si on venait lui confier une missive romantique au nom de la complémentarité du service public...

D’aucuns objecteront que le volume de courrier à traiter était beaucoup plus faible qu’aujourd’hui. C’est vrai, mais il est vrai aussi qu’à l’époque, 95% du courrier ne partait pas immédiatement à la poubelle. Faire payer demi-tarif à ceux qui nous abreuvent de propositions commerciales n’est sans doute pas la meilleure façon de lutter contre cet invraisemblable gâchis de papier... et de gasoil.

Ce service public-là a vécu : on ne parle plus désormais que de « service universel », sorte de service minimal imposé à l’opérateur historique. La Poste nous l’affirme, la main sur le coeur : « il est assuré dans le respect des principes d’égalité, de continuité et d’adaptabilité en recherchant la meilleure efficacité économique et sociale. Il garantit à tous les usagers, de manière permanente et sur l’ensemble du territoire national, des services postaux répondant à des normes de qualité déterminées ».

Si le principe d’égalité, on l’a vu, est assez curieusement interprété, l’efficacité économique, elle, n’a pas été oubliée. Depuis déjà plusieurs années, La Poste s’est en effet engagée dans un « ambitieux » programme de réduction des coûts : suppression de dizaines de centres de tris sur le territoire au profit de centres régionaux ultra-mécanisés (ça crée des emplois), mais aussi un « schéma directeur du transport » privilégiant le transport le plus écologique : par la route.

Un système aberrant

Fin 2000, elle supprimait le dernier train postal de l’Hexagone, qui reliait encore Paris à Besançon. En remplacement, « il est prévu que cinq à sept poids lourds quittent chaque jour le tri postal de Paris XII (gare de Lyon) pour rejoindre tous les départements francs-comtois ainsi que le Haut-Rhin et que, parallèlement, d’autres partent des centres du Bourget, de Chilly-Mazarin ou d’Orly pour ces mêmes directions » [3]. Après l’abandon progressif du train, c’est désormais celui de l’avion. « La Poste veut limiter le recours à l’avion en utilisant la route pour les distances inférieures à 500 km », nous apprend SUD PTT [4]. « Le transfert sur la route s’accompagne aussi de la fin du J+1 pour beaucoup de départements. La suppression d’un avion sur Toulouse et Bordeaux et celui de Poitiers fait que tout le courrier Poitou-Charentes sera acheminé par la route ».

C’est donc en grande majorité des camions qui, contribuant à la pollution, acheminent vers les centres de tris ces tonnes de prospectus publicitaires qui rejoindront quelques temps plus tard la décharge dans un autre camion. Et le plus aberrant, c’est que la disparition des petits centres de tris au profit des seuls centres régionaux ne fera qu’allonger les trajets : un courrier destiné à une localité voisine devra obligatoirement passer par la capitale régionale et n’y parviendra plus forcément le lendemain.

« On n’ose plus donner de date »

Il y a dix ans, on pouvait encore trouver dans la plupart des bureaux de Poste une carte indiquant tous les départements desservis à « J+1 ». Vous ne la trouverez plus. « Maintenant, quand les gens nous posent la question, on n’ose plus donner de date », me confiait une employée de La Poste. Le « J+1 » jusque là consenti aux particuliers n’est pas rentable ; le seul impératif, dicté par les grandes comptes, c’est un « J+2 » ou un « J+4 » garanti au moindre coût. Le courrier de l’usager moyen mettra le temps qu’il faudra ; on ne lui a rien garanti, à celui-là. Ce que SUD PTT caricaturait sous la forme d’une boîte à lettres sur laquelle on pouvait lire : « Heures des levées : entreprises, 24h/24, 7j/7 ; particuliers, tous les 29 février ».

Les « normes de qualité de service » souscrites par La Poste au titre du service universel ne sont à ce sujet pas franchement contraignantes : 80% de lettres à J+1, et 5% de lettres au-delà de J+2 (sans limite pour cet « au-delà »). On voit par là que si le courrier des citadins permet de tenir l’objectif des 95% distribués à J+2, on pourra éventuellement prendre son temps pour le courrier des bouseux et attendre la prochaine facture EDF pour leur remettre la lettre de leur copine.

« Payez, vous serez considérés »

Mais je suis mauvaise langue : la solution existe, La Poste en fait d’ailleurs la publicité sur ses nouvelles affiches. « Mieux vaut savoir quand votre courrier arrive », peut-on lire sur l’une d’entre elles, illustrée par la photo d’un amoureux venu poster deux lettres à sa charmante. Pour lui, La Poste a en effet créé un service adapté : « le service lettre suivie ».

Pour 0,91 euro de plus (pour le prix de 3 timbres, donc), vous pouvez vous aussi « bénéficier » de ce nouveau service, grâce auquel « votre courrier se distingue et valorise le destinataire (sic) ». C’est apparemment le prix à payer, désormais, pour échapper aux délais incertains réservés aux manants.

PIERRE LAZULY

P.-S.

Lire également l’enquête de Gilles Balbastre, « A La Poste aussi, les agents doivent penser en termes de marché », Le Monde diplomatique, octobre 2002.

Notes

[1] Le Figaro, « Le timbre coûtera 50 centimes en juin », 14 février 2003.

[2] E-Marketing, « Avec Tem’Post, La Poste garantit les délais », 1er octobre 2002.

[3] L’Humanité, « Pourquoi le courrier ne prendrait-il plus le train ? », 10 octobre 2000, et « Mobilisation pour sauver le transport du courrier par le rail », 23 novembre 2000.

[4] L’inSudmersible, décembre 2002.

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