Finalement, on a eu tort de railler la remarquable émission de Jean-Pierre Foucault cet été. Au moins, dans « Qui veut des millions ? », les questions étaient peut-être stupides mais il y avait des questions. Pour cette estivale rentrée, les règles du jeu se sont encore simplifiées. Pour gagner des millions, il suffit désormais de râler avec un camion. (C’est un jeu réservé aux patrons.) Cette fois encore, l’émission a été assez suivie : il faut dire que Gayssot et Glavany l’animaient jour et nuit avec une impressionnante énergie. La première série vient tout juste de se terminer, mais bon, c’est comme pour Jean-Pierre Foucault, après un tel succès ce serait vraiment dommage de ne pas recommencer.
En attendant, l’automobiliste frétille à l’idée de pouvoir se réapprovisionner en carburant. Pour un peu, il en boirait. Comme dans les pubs pour les eaux minérales où la demoiselle bronzée boit à la bouteille en en foutant la moitié à côté. Enfin, soyons justes : l’automobiliste ne frétille qu’à moitié. Vu qu’il lui reste encore trois quarts de réservoir, c’est pas la peine de se presser. Quoique, sait-on jamais, ce serait peut-être plus prudent d’en racheter quelques bidons. Qu’on mettrait de côté dans la cave pour la prochaine série d’émissions. Que l’on ressortirait en temps de crise avec une grande émotion. On choisirait soigneusement ses bidons ; on hésiterait à ouvrir ses bouteilles de Total 86 pour n’importe quelle occasion.
Quoi qu’il en soit, si vous voulez être vraiment malins, je ne peux que vous conseiller les services d’une nouvelle start-up. J’ai découvert ça dans le supplément rédactionnel que donnait gracieusement Libé avec son Spécial Chaussures de samedi dernier. Gaslive.com (qui, comme son nom idiot l’indique, est une start-up française) proposera dès la fin du mois aux internautes désoeuvrés de « choisir leur pompe à la carte d’après les informations recueillies par les automobilistes ». Vous pourrez ainsi savoir, rien qu’en regardant sur Internet, que le diesel est vachement plus cher dans les stations Total de l’autoroute A6 qu’à l’Inter de Trifouillis-sur-Yvette. Bon, là, l’exemple est mauvais, on le savait. Disons que, grâce à Gaslive, vous ne pourrez plus ignorer que le sans-plomb est moins cher à Vélizy 2 qu’à l’autre bout de Paris. Comme ça, ni vu ni connu, deux petites heures de périph’ et vous aurez gagné facilement 15 francs sur un plein. C’est vachement malin.
Et encore, vous ne connaissez pas le meilleur : « dès le début, les informations seront accessibles sur les mobiles grâce à la technologie du Wap ». On en frémit. Quand vous annoncerez fièrement à votre dulcinée, après avoir claqué 15 balles de forfait SFR à wapper comme un malade sur Gaslive, qu’en faisant un détour de 30 bornes vous pourrez avoir le sans-plomb 8 centimes moins cher, nul doute que, pleine d’admiration, elle vous jettera un regard énamouré. Alors, quand vous lui annoncerez qu’en plus vous êtes un « spoteur de Gaslive », elle sera carrément subjuguée.
Parce qu’il faut que je vous explique : un système aussi génial, ça ne peut évidemment pas marcher tout seul. « Pour être complet et performant », Gaslive compte sur les « spoteurs » : « c’est-à-dire les automobilistes qui accepteront de jouer pour nous les informateurs. Ils nous communiqueront le prix de l’essence, les services, la qualité de l’accueil [...] et en échange, on leur attribuera des points qui leur permettront de gagner des cadeaux, de participer à des concours, d’avoir des réductions à la pompe ». C’est en effet la règle numéro 1 de la Nouvelle Economie : compter sur ces nigauds d’internautes pour faire le sale boulot. En échange de quelques cacahuètes, naturellement. « Ces spoteurs finiront par former une communauté spécialisée dans l’observation des pompes à essence. Cela peut faire sourire - en effet - mais l’enjeu est énorme (sic). Car le développement et le succès du projet ne se feront pas sans l’assiduité des internautes. » L’enjeu est énorme, en effet.
En attendant le moment béni où ce prodigieux outil « serait utilisé par tous et s’étendrait à l’Europe entière », et si vous n’êtes pas trop absorbé par l’observation des pompes à essence, je ne peux que vous conseiller de relire (j’espère) un petit livre illustré. Un livre pour enfants que je n’avais pas relu depuis au moins trois quinquennats, et qui est encore plus beau lorsque l’on a grandi. À l’heure où les marchands, sous prétexte de nous faire gagner du temps, tentent de nous refourguer sans cesse de nouvelles âneries, ça fait le plus grand bien de relire ceci :
« C’était un marchand de pilules perfectionnées qui apaisent la soif. On en avale une par semaine et l’on éprouve plus le besoin de boire.
- Pourquoi vends-tu ça ? dit le petit prince.
- C’est une grosse économie de temps, dit le marchand. Les experts ont fait des calculs. On épargne cinquante-trois minutes par semaine.
- Et que fait-on de ces cinquante-trois minutes ?
- On fait ce qu’on veut...« Moi, se dit le petit prince, si j’avais cinquante-trois minutes à dépenser, je marcherais tout doucement vers une fontaine... »
(« Le Petit Prince », de Saint-Exupéry)