Bill Gates présentait lundi à Paris, devant un parterre de décideurs, les innovations qui nous seraient infligées dans un proche avenir. Il a notamment prédit la disparition des cassettes ou compact-discs, qui pourraient être remplacés par « de petits ordinateurs qui téléchargeront les musiques à la demande », ce qui permettrait bien sûr de facturer chaque minute d’écoute et de se venger de tous les archaïques qui font rien qu’à écouter sans payer la même cassette de Keith Jareth.
Monsieur Gates a également prédit l’apparition de PC capables de reconnaître facilement l’écriture manuscrite, si celle-ci respectait bien sûr les normes Microsoft. Windows pourrait même, prochainement, reconnaître à l’aide d’une caméra les gestes de l’utilisateur, son visage, ou même de lire sur ses lèvres. Vous étiez déjà ridicules devant votre bécane, mais alors là, quand vous lui sussurerez « coucou c’est moi ! tu me reconnais ? », ce sera le sommet.
Qui dit Windows, dit « erreur fatale » : même devant un parterre de gentils décideurs, il fallait bien s’attendre à ce que la question revienne sur le tapis. Bill Gates sait affronter les questions délicates. Tel est le triste sort des Bills. Remarquez, on verrait mal celui-là accusé de harcèlement sexuel - mais je m’égare. Interrogé, donc, sur les nombreux bogues qui perturbent les logiciels vendus par son groupe, Monsieur Gates a assuré que « dans un ou deux ans », les utilisateurs pourraient « faire corriger leur logiciel en se connectant sur Internet sur un serveur de Microsoft créé à cet effet ».
Après tout, les promesses n’engagent que ceux qui y croient.
LE LIBÉRALISME N’EST PAS UN HUMANISME
Le texte suivant est extrait d’une tribune d’un certain Philippe Roos, ingénieur civil des Mines, docteur en économie industrielle, parue dans le journal La Tribune le 25 février dernier :
L’époque moderne, qui débute entre le XVe et le XVIIIe siècle, est marquée par la décomposition des structures sociales anciennes et par le rôle de plus en plus central joué par l’individu. Mais l’homme n’étant homme qu’au milieu de ses semblables, il a aussi fallu que les Modernes inventent de nouveaux modèles de lien social pour remplacer les structures de l’Ancien Régime. La réponse de la Révolution française a été de re-socialiser l’individu comme citoyen, autour d’un nouveau lien de nature politique, qui passe par la parole et définit une nation. La réponse libérale, anglo-saxonne, est différente.
Au coeur de la science économique, elle socialise les hommes par l’intermédiaire du marché : le lien est mercantile, passe par le calcul permanent et isole chaque homme derrière l’écran de la marchandise. Or cet individu libéral s’oppose radicalement au citoyen émancipé et généreux de la République française, celui dont les valeurs sont la liberté, l’égalité et la fraternité : - il hait l’égalité, on le sait, et lui préfère l’équité. Ce concept, qui relève davantage du sport que de la vie en société, préconise un scrupuleux alignement des « concurrents » sur la ligne de départ et proscrit toute intervention une fois la course lancée, afin de laisser libre cours aux différences « naturelles » et donc légitimes.
Pour le libéral, le riche n’est jamais trop riche (il pourrait se « démotiver »), ni le pauvre trop pauvre (il risquerait d’être « désincité ») ; il ignore la fraternité qui, relevant du don, échappe par essence à l’intérêt et au calcul. Il lui substitue la charité et les « filets de protection sociale », qui ont l’avantage de préserver son confort moral tout en ne lui coûtant pas trop cher ; il idolâtre la liberté... la liberté du commerce, assurément. Mais la liberté de ne pas aimer la compétition ? La lirté de prendre son temps et de ne pas le perdre à sans cesse « optimiser » ?... En fait, l’individu libéral n’est libre que s’il accepte d’être conforme.
Libre d’accepter et d’aimer son aliénation, dirait Marx, pour ne pas voir que sa liberté est limitée... Au fond, alors que le modèle français est laïque, mettant en scène une communauté d’hommes qui construisent ensemble leur futur, partagent des rêves et discutent des projets, vivent des conflits et les résolvent, le libéralisme est d’essence profondément religieuse. Il interpose entre les individus une entité qui régit leurs relations, présentée comme naturelle et immémoriale, transcendante et omnipotente : le Marché.
Comme le Dieu de l’Ancien Testament, le Marché règne, juge et condamne. La grâce existe, mystérieuse - elle s’appelle « esprit d’entreprise » -, mais la condition normale de l’homme est la souffrance. Le travail est sa peine - il présente une « désutilité », traduisent les économistes -, et la peur de la chute est permanente - l’homme doit être « motivé », expliquent les mêmes. La chute, quand elle se produit, est méritée et vaut toujours mieux que l’assistanat, plaisir sans peine, donc immoral... Tel Candide (son contemporain en idées), le libéral pense que l’ordre établi est bon, justement parce qu’il est. A l’inverse, il se méfie de l’activisme politique : il perturbe l’ordre naturel, avec ses conflits permanents, ses rêves et ses révoltes inutiles...
Quant à César (l’Etat), il ne devrait pas s’opposer à la volonté toute-puissante du Marché, en essaya de répartir les richesses ou d’accomplir les désirs du Peuple ignorant (les 35 heures...). Il devrait au contraire se mettre au service du Marché et de ses « forces vives », se cantonnant à la fonction répressive. L’homme est la mesure de toute chose, réaffirme la Révolution française, à la suite des Grecs et des humanistes. L’argent est la mesure de tout homme, rétorque l’économisme libéral, au nom du Marché et de l’ordre naturel. Chacun est encore libre de choisir et de laisser pérorer les clercs !