Avec toutes leurs fadaises, l’Europe, j’avais fini par ne plus vraiment savoir à quoi ça pouvait bien ressembler. L’Europe, c’était un truc lointain, tentaculaire, qu’il fallait absolument réformer, moderniser. Un machin qu’essayaient de nous vendre, en vain, messieurs Sarkozy et Madelin. Bref, une chose impalpable, un géant irréel dont la monnaie même était censée nous effrayer.
C’était compter sans l’arrivée, pourtant prévisible, du mois de juillet. Et des étranges oiseaux migrateurs qui allaient venir sur nos côtes pour y nicher. L’Europe, je l’ai désormais sous le nez. Sous mes fenêtres. Dans toute sa diversité, sa richesse, son étrangeté. Elle prend la forme incongrue du touriste allemand, du cycliste danois, du promeneur hollandais. Leurs moeurs sont fascinantes. On passerait ses journées à les observer.
Personnellement, j’ai un petit faible pour les Anglais. Je ne sais pas comment ils font, mais même à la plage, ils ne se déshabillent jamais. Ils suent, naturellement, mais ils le font avec élégance. Trempés jusqu’à leurs chaussettes blanches. Ils ne les quittent jamais. C’est à ce détail-là que l’on sait qu’ils sont anglais. Ils ont déplié deux fauteuils, s’y sont installés (« oh, that’s lovely here ! »). Le mari lit un roman policier, la femme tient le parasol ; toutes les 10 minutes, comme elle fatigue, elle change de bras. Le mari en profite généralement pour changer de page. Telles sont les vacances du touriste anglais. Rien ne peut le perturber. Pas même les hurlements des plagistes hollandais.
On l’aura compris, les Européens sont de petits êtres touchants, drôles et tendres, presque émouvants. On les voit patauger, des heures durant, comme de grands enfants. Ils s’esclaffent dans des langues inconnues, vocifèrent dans des langues qui le sont un peu plus, vous demandent leur chemin avec un authentique accent anglais. Ils vous donnent un peu de leurs vacances ; c’est un plaisir de les renseigner.
Naturellement, il leur fallait une monnaie. Le plus stupide des restaurateurs de la côte (et Dieu sait si il l’est) aurait très bien pu être l’inventeur de l’euro. Il suffit de voir un père de famille hollandais aux prises avec un individu qui lui présente une note en francs français pour comprendre que l’euro était une nécessité. Un authentique progrès. On comprend mal, par contre, pourquoi la Commission Européenne s’est mise ensuite à dérailler. Comment en est-elle venue à décider qu’il fallait mettre tous ces braves gens en concurrence. Qu’il fallait tout privatiser. Il n’y a qu’à les voir, jouer avec leurs seaux et leurs pelles : ils n’ont manifestement pas envie d’être des entrepreneurs, de « conquérir des parts de marché » ; ils n’ont pas la moindre envie d’exporter. Ils ne rêvent que de vivre peinard, de manger des crêpes et de voyager avec leur dulcinée.
Alors ils observent d’un air inquiet les touristes anglais. Il n’y a, parmi eux, quasiment que des retraités. C’est une triste particularité anglo-saxonne : il semble bien que seules les personnes âgées aient suffisamment de temps et d’argent pour voyager. Les autres n’ont que la flexibilité, et le sans-fil à la patte toute l’année. Quand ils arrivent à s’échapper, le travail les a déjà beaucoup trop abîmé. J’ai aperçu une fois un développeur Microsoft qui avait pu s’évader. C’était quelque part aux Açores, et c’était bien triste à voir, cette créature toute frêle, toute blanche, avec son regard triste de périphérique débranché, que seul venait égayer un tee-shirt rose orné du logo Microsoft. Alors, les Européens se disent que l’Europe, ce serait mieux si ça pouvait ne pas suivre bêtement le triste modèle anglo-saxon. Ils envoient Madelin se rhabiller. Puis ils retournent se baigner.
D’autres, pendant ce temps, s’adonnent au beach-volley. Certains sont des sportifs (ils lisent l’Equipe), les autres ne l’ont jamais été, mais tous s’agitent aussi maladroitement autour de leur nouveau filet. Hélas, à 18h, comme un seul homme, les sportifs doivent abandonner ceux qui ne le sont pas. Pour aller voir le match de basket à la télé. C’est comme ça, les sportifs : pendant que les autres, ceux qui n’aiment pas le football, plongent et replongent, les vrais sportifs s’abreuvent de houblon devant un pauvre match de basket. Avant de se vautrer devant le Tour de France. « On a perdu ! », ronchonnent-ils. Ceux qui sont restés sur la plage ont quant à eux la nette impression d’avoir gagné.