C’était un samedi comme les autres. J’écoutais religieusement « Croissance et espérance », la nouvelle émission hebdomadaire de Jean-Pierre Raffarin sur France Inter. C’était très émouvant. « Retrouvons le goût de l’avenir, demain n’est pas forcément brûlant. Arrêtons de mettre les Français dans la spirale de la sinistrose. Je suis confiant ». C’est la sonnerie de l’appartement qui m’arracha brutalement à ces délicats boniments ; sur le palier, mon visiteur s’impatientait : « Gendarmerie nationale, ouvrez ! ». J’optempérai.
Ce n’était pas un canular. (La dernière fois qu’on avait braillé « Gendarmerie nationale » à ma porte, c’était Julot et Françoise qui débarquaient à 3 heures du matin pour partager avec moi une bouteille de pinard). Cette fois, derrière ma porte se tenait un authentique gendarme modernisé, trahi par sa casquette rutilante de policier new-yorkais. « J’ai un colis à vous remettre », dit-il en repoussant son flash-ball pour farfouiller dans sa sacoche. « La Poste est en grève », ajouta-t-il pour expliquer sa présence, « et c’est à nous d’assurer que les usagers ne soient pas pris en otages par des privilégiés dans notre Etat de droit. ». Je relativisai : « Oh, vous savez, ça pouvait bien attendre, je ne me sens pas tellement pris en otage, vous savez. ».
Imperturbable, le pandore me tendit néanmoins mon colis (une déclaration d’amour de 500 pages ou le catalogue de La Redoute, c’était dur à deviner). « Vous savez, ça me fait plaisir de faire ça », me rassura le brigadier, « j’ai toujours rêvé d’être facteur, c’est un joli métier ». J’acquiesçai et lui demandai gentiment s’il lui fallait une signature pour le recommandé. « Oh, une empreinte digitale suffira », me répondit-il avec urbanité, « vous savez, maintenant, tous les fichiers sont centralisés ». Je m’exécutai aussitôt et mon gendarme qui rêvait d’être postier prit rapidement congé.
Sa visite m’avait laissé songeur. J’ouvris fébrilement le paquet et m’avachis sur le canapé pour parcourir La Redoute et rêver devant les lecteurs de DVD. J’avais coupé France Inter (l’émission suivante, « Le bon plaisir de Nicolas Sarkozy » que présentait depuis peu Patrick Roger ne parvenait pas à me consoler de la mutation de Daniel Mermet à la tranche matinale de France Bleu Berry-Sud pour raisons de santé). Même La Redoute et ses multiples tentations ne parvenait pas à me consoler. Le soir, j’avais toujours le vague à l’âme, et cela ne fit que s’accentuer devant le 19-20 où manquait toujours Elise Lucet. Oh, loin de moi l’idée de nier le professionnalisme du Sirpa, de trouver quelque défaut d’élocution au caporal-chef qui assurait de son mieux l’intérim durant la grève de France 3, non, simplement, ça bouleversait un peu mes habitudes ; c’était un peu comme se réveiller sans les infos d’Emilie Flahaut.
J’en étais à ces réflexions quand le téléphone sonna, très étrangement, en ne laissant entendre qu’une sonnerie sur deux (sans doute fallait-il y voir une facétie des grévistes de France Télécom). Je décrochai prestement : « Monsieur Lazuly ? Françoise Darcos, d’Ipsos. Vous avez bien reçu la visite du gendarme Combalusier ce matin ? », s’enquit une voix féminine aux tonalités UMP. « En effet », répondis-je. « Le Ministère de l’Intérieur a entrepris de faire appel à des sociétés spécialisées dans l’accueil public afin de faire acquérir à la gendarmerie une véritable culture du public. Je me permets donc de vous appeler afin de savoir si le service apporté par le gendarme Combalusier avait bien satisfait votre attente de citoyen-usager. ». Le gendarme avait été des plus avenants ; je le lui dit sans embage. Mon interlocutrice prit bonne note de ma satisfaction et me remercia de ma coopération. Je raccrochai.
La soirée s’écoula sans encombre, si ce n’est ce mal de dos qui me tyrannisait maintenant depuis plusieurs jours et qui ne faisait qu’empirer. Je savais bien que ce n’était pas très raisonnable de faire 23 heures de kayak en 3 jours. Malgré ma peur des piqûres, c’est sûr, le lendemain je ne pourrais pas y échapper. Je passais une nuit agitée, rêvant que Jean-Pierre Raffarin me pourchassait armé d’une monstreuse seringue emplie d’un miraculeux remède du Poitou.
Le dimanche matin, la douleur était insoutenable : je finis par appeler le cabinet médical de garde. Ils avaient précisément choisi ce jour-là pour me prendre en otage ! Je me voyais déjà adhérer à l’association des « Usagers RPR » quand le répondeur du cabinet m’informa que la brigade de gendarmerie assurerait durant la grève la continuité du service public. Quoiqu’un peu inquiet de devoir confier au gendarme Combalusier mes problèmes de dos, je finis par me diriger vers la caserne, résigné.
Combalusier n’était pas là (il avait passé la nuit au centre de tri) mais son collègue chargé de l’accueil du public avait manifestement bien assimilé la « charte de qualité du service » placardée sur les murs : « Les usagers qui se présentent dans une gendarmerie ou un commissariat doivent être accueillis comme s’il s’agissait de membres de leur famille ».
Avant que j’aie eu le temps d’expliquer les raisons de ma visite, il m’avait déjà servi un Ricard et prenait des nouvelles de ma vie sentimentale. « Rien de bien glorieux », résumai-je au nouveau membre de ma famille. « Ça s’arrangera, vous verrez », fit-il en retranscrivant distraitement mes propos sur un procès-verbal. « La politique de la famille d’un gouvernement de droite finit toujours par porter ses fruits ». Il était de bonne volonté, le bougre, je ne pourrais décemment pas le descendre lorsque la demoiselle d’Ipsos m’appelerait pour évaluer son adhésion à la démarche qualité initiée par son ministère de tutelle. M’enfin tout de même, ce n’est pas faire injure au gouvernement que d’avouer que l’on a le plus grand mal à se sentir en famille dans une gendarmerie un dimanche de janvier quand on a mal au dos et qu’on ne désire rien d’autre qu’une piqûre apaisante. Le Ricard expédié, je parvins tout de même à lui expliquer les raisons de ma visite ; il partit chercher un sien collègue vaguement informé des choses de la santé.
J’expliquai à celui-ci les symptômes dont je souffrais. Il sortit une seringue qui, selon lui, « guérissait à peu près tout ». Je n’osais pas lui demander s’il avait suivi une formation médicale, j’avais peur qu’il se vexe. « Vous savez, ça me fait plaisir de faire ça », déclara le brigadier en plantant brutalement son aiguille, « j’ai toujours rêvé d’être infirmière, c’est un joli métier ». J’acquiesçai.
Je quittai la caserne avec une douleur à l’épaule qui, effectivement, avait guéri mon mal de dos. Dehors, ça respirait la sécurité intérieure et les libertés locales ; dans les rues, il n’y avait plus un chat. Le dernier bar avait fermé depuis la loi sur le « zéro buveur ». C’était un peu après l’interdiction totale du tabac, je crois.
Ce sont les chaussettes à clous
Compagnes chéries des brillants gendarmes
Remèdes à toutes les larmes
C’est là tout le charme des chaussettes à clous.
(Boris Vian, « La java des chaussettes à clous »)