L’histoire retiendra peut-être que c’est chez moi que le bug de l’an 2000 a frappé pour la première fois. En fait, c’est mon radio-réveil qui a commencé. Ça fait maintenant un bon mois qu’il est détraqué. Sans prévenir, ses petits cristaux rouges se sont mis du jour au lendemain à délirer.
Au début, forcément, ça surprend. Vous jetez un oeil au cadran, distraitement, juste pour savoir l’heure qu’il est dans ce monde de cinglés, et paf, vous vous retrouvez transporté dans la quatrième dimension.
Tenez, hier soir, quand je me suis couché, il était 23h72. C’est sacrément perturbant. Mais surtout, ce qui est angoissant, c’est qu’on ne sait jamais vraiment quand ça va passer à minuit. Ni même si ça va passer à minuit. À 23h72, on est serein, on se dit qu’il nous reste encore une bonne vingtaine de minutes avant minuit. Mais ce n’est absolument pas garanti. L’autre jour, c’est passé directement à 00h80. Ça fait tout de même une bonne heure de sommeil en moins.
Quoi qu’il en soit, ce bug-là, il est surtout sympa le matin. J’ai réglé mon réveil à 7h80. Je me suis dit que comme ça, j’éviterais d’un seul coup Jean-Marc Sylvestre et Brigitte Jeanperrin. Et puis, qui sait, peut-être qu’il y a des chroniqueurs très bien sur Inter, à 7h80 ?
Enfin, c’est ce que je pensais, naïvement, mais ça n’a pas marché. Ils doivent connaître le truc, à Radio-France, on ne leur fait pas. A 7h85, sur France Inter, ils rediffusent Jean-Marc Sylvestre ; c’est vraiment des pervers.
Après avoir écouté ses mensonges éhontés en ingurgitant mon fromage blanc à la vanille, je me dirige d’un pas décidé vers ma voiture. Il est alors précisément 4h20 du matin. Mais ça, je m’y suis habitué, ça fait plus de 6 mois que l’horloge de cette foutue Clio est bloquée. Et puis, comme Jean-Marc Sylvestre n’est pas rediffusé à 4h20, je ne dis trop rien.
Le plus étonnant, c’est qu’en partant à 4h20, il est quand même 8h10 lorsque j’arrive au boulot. Comme un Parisien un jour de grève du métro, sauf que le trajet est drôlement plus beau. La pendule du bureau, elle, elle ne plaisante jamais. Les heures défilent doucement, sans la moindre originalité. J’aurais bien mis mon radio-réveil à la place, histoire de partir plus tôt l’après-midi, mais ça ne se fait pas. L’horloge du salariat est la seule qui ne se détraque pas.
Du coup, on se retrouve avec 8 heures véritables à tuer ; il faut bien les occuper. Alors l’autre jour, pris d’une angoisse soudaine, j’ai profité de mon désoeuvrement pour vérifier que mon site était « Y2K compliant ». Naturellement, il ne l’était pas.
Parce que forcément, en bon informaticien, je n’avais pas réfléchi : j’avais pondu un truc qui « avait l’air de marcher », j’étais content, j’étais parti me reposer. Sauf que. J’avais bêtement codé la date de parution des chroniques sur deux chiffres. Je sais, c’est pas très original, mais bon c’est comme ça : mon site « ne passait pas » l’an 2000. Le 1er janvier, paf, toutes les chroniques disparaissaient. On se retrouvait d’un seul coup en 1900, et en 1900, c’est bien connu, les sites Web marchaient beaucoup moins bien.
Enfin maintenant, pour ce qui est du site Web, je ne me fais plus de soucis. C’est plutôt le bug du chroniqueur qui m’inquiète. Et celui-là, il serait plutôt du genre incorrigible. Tenez, depuis quelques temps, il fait rien qu’à abandonner lâchement son PC. Il paraît qu’il ne lit même plus la presse, qu’il passe son temps à lire des vrais livres, à voir des vrais gens et à se balader en prenant son temps. Si c’est pas malheureux, à une semaine de l’an 2000 !
Moi, franchement, ça me dépasse. Les marchands de liberté se saignent pour lui offrir des milliers de secondes gratuites, des forfaits Internet tout compris de 3h, 10h ou 18h, lui proposent des rencontres romantiques en direct sur AOL, et Monsieur préfère aller voir les gens pour de vrai. Il va falloir se soigner.
Encore faudrait-il avoir envie de se soigner.
« Il est si facile en somme de tourner le dos au travail, à la peur, à la récompense, à la punition, il est si facile de briser le miroir des rôles et de découvrir de l’autre côté la seule vraie réalité de la vie, le rayonnement d’une étreinte amoureuse, l’exaltation de créer, la rencontre fortuite, le changement de rythme organique, la saveur des choses libérée de l’insipidité marchande. Qui va au fond de soi sait comment construire le monde au verso des ruines qui l’encombrent. »
(Raoul Vaneigem, Le Livre des Plaisirs)
Sur ces belles paroles, je vous abandonne, parce qu’il est 9h73 et que c’est justement l’heure du café. Je vous souhaite à tous de très belles fêtes de fin d’année.