Y en avait ras le capuchon de s’faire refi-
ler de la vie à moitié prix en court-bouillon
tous les poulets du H-I-V en transfusion
c’est des produits on en avait ras le képi
Je ne voudrais pas donner l’impression du type qui passe son temps à se lamenter, mais là, je vous jure, je suis vraiment désespéré. Je pensais pourtant avoir trouvé une parade radicale contre la mal-bouffe. Une sorte de principe de précaution personnel, si vous voulez : le boeuf, même estampillé viande française, j’avais laissé tomber. C’est peut-être complètement idiot, mais je me disais que si j’avais sans arrêt des prions farceurs à me courir dans le crâne et me tripatouiller les neurones, j’aurais assurément le plus grand mal à me concentrer ; les chroniques y perdraient vite en qualité. Du coup, j’avais carrément arrêté d’en manger. (De la viande de boeuf, pas des chroniques).
Je ne mangeais pas plus mal, notez ; l’océan était redevenu mon principal garde-manger. Du bon poisson bien frais. Et pas de ces infâmes saumons d’élevage colorés au sang de boeuf, hein, du vrai poisson de par chez moi, pêché par moi. Et quand je suis bredouille, ma foi je mange des nouilles. Confidence pour confidence, c’est même un excellent atout pour séduire les demoiselles - c’est romantique à souhait. (Le poisson pêché et cuisiné soi-même, pas les nouilles, voyons, suivez). Qui ne fondrait devant un bar amoureusement cuisiné, devant un plateau d’araignées fraîchement pêchées, devant de divines coquilles péniblement ramassées ?
Forcément, maintenant, ça va drôlement moins bien marcher. « Qu’est-ce que tu m’as préparé ? », me demandera-t-elle, alléchée. Et moi, tout penaud, avec mon vieux poly de chimie défraîchi, je ferai de mon mieux pour continuer vaille que vaille à cuisiner. Dépolymériser le poisson à l’acide avant de le faire revenir dans un éther-oxyde au beurre blanc. Laisser baigner les araignées dans une solution azotée pour les ressusciter, faire mariner les ormeaux dans du trichloréthylène au moins trois heures avant de les consommer. Mais c’est comme les tomates sans goût, vous verrez, on s’y fait.
Les restaurateurs de la côte revoient déjà à la va-vite tous leurs menus gastronomiques. Je ne crois pas trahir un secret d’Etat en vous annonçant que vous trouverez à la carte, dès les fêtes de fin d’année, un délicieux « benzoate de Saint-Jacques », qu’accompagnera divinement un Sancerre « millésime Erika ». Après ça, ma foi, je vous conseille notre « styrène de bar au beurre blanc », très demandé cette année. A moins que vous ne vous laissiez tenter par notre « suprême éthyl-cétone de rouget » ?
Tout est nickel y a rien à r’voir faut surtout pas
couper l’cordon ni la télé intraveineuse
démagogie dégamogie des plus véreuses
tout va si bien ce s’rait trop con faut surtout pas
J’aime beaucoup les porte-parole de compagnies pétrolières. Leur naïveté est émouvante. Le chimiquier (vous avez vu, on a tous appris un nouveau mot cette année) contenait donc, nous dit-on, 6.000 tonnes de produits chimiques dont 4.000 de styrène, « un produit insoluble dans l’eau, très toxique, très corrosif et explosif. » Mais si l’on en croit la compagnie Exxon, il n’y a vraiment pas lieu de s’inquiéter : « Selon le porte-parole d’Exxon à Londres, aucun de ces produits n’est dangereux en cas de fuite, car ils s’évaporeraient dans l’air ou se dissoudraient dans l’eau. » C’est dire si ils sont bien éduqués, leurs déchets. Ils savent se dissoudre dans l’eau et même s’évaporer dans l’atmosphère ! Vraiment, je ne vois pas ce qu’on pourrait leur reprocher.
Faut circuler y a rien à voir faites nous confiance
on s’y connaît on vous promet des vies heureuses
démocratie décramotie des plus frileuses
c’est nous les rois du bataillon de la finance
Ceci dit, c’est vrai que lorsqu’il s’évapore, le styrène bien éduqué, il vaut mieux quand même ne pas se trouver à ses côtés. Ce n’est plus le porte-bouffonneries d’Exxon qui parle, ce sont les scientifiques : « Sous forme gazeuse, le styrène provoque une irritation des muqueuses et des maux de tête, voire des vomissements, mais il est aisément détectable, ayant une odeur même à très faible concentration (0,5 partie par million). S’il était transporté par les vents, une fraction pourrait arriver en moins de quelques heures au dessus du Cotentin. »
Mais là encore, c’est vraiment pas la peine de s’inquiéter. Les nuages aussi sont bien éduqués. Depuis Tchernobyl, ils savent bien qu’ils ne peuvent plus passer les frontières de l’Etat français sans montrer leurs papiers. Lionel Jospin sera là en personne, sur le quai, pour accueillir d’un air sévère le moindre nuage de styrène mal informé : « Monsieur le nuage toxique, vous ne passerez pas. Le Cotentin n’est pas une zone de non-droit. » Alors le nuage, impressionné, ne pourra faire autrement que de le contourner.
Alors votez pour nos partis et sans surprise
vous y trouverez que du blanc-bec et du pognon
j’y ai laissé mon pantalon et ma chemise
tout c’qu’on vous d’mande c’est de nous envoyer vos dons
Pendant ce temps, par quelque 100 mètres de fond, « la partie du styrène qui resterait dans l’eau se dégraderait par étapes par oxydation. [...] Le produit serait en partie ingéré par des bactéries et transformé en phényle par exemple. Il se dégraderait aussi en polymères et apparaîtrait à la surface de l’eau en filaments plastiques qui flotteraient et se disperseraient. Cette partie du produit n’est pas toxique pour l’écosystème et ne s’accumule pas dans les poissons, les coquillages et les crustacés mais elle leur donnerait un goût désagréable même à très faible concentration. »
Et un poisson au « goût désagréable », ça suffit généralement à décourager toutes les criées. « Nous, on doit reprendre la mer demain », déclarait à l’AFP Guy Loir, un marin-pêcheur normand. « C’est un produit incolore, donc je sais pas comment ils vont le récupérer. On ne peut quand même pas pêcher de la merde pour la vendre aux gens ». Pas d’états d’âme, mon grand, y a bien longtemps qu’on cultive et élève de la merde pour la vendre aux gens, la pêche ne pouvait pas résister bien longtemps.
C’est nous les rois de la conso et de l’outrance
on y peut rien c’est le destin qui nous arrose
vu qu’le destin ressemblait à si peu de choses
dégobillons cette pâtée qu’on recommence.