Quelle horreur, ce virus, quand on y pense ! Quelle abominable catastrophe ! Quel terrible cataclysme ! Rendez-vous compte, en un rien de temps, des millions de braves gens contaminés ! Dans le monde entier ! Et puis pas des sauvages, hein, des vrais internautes, comme vous et moi, obligés d’aller à la Fnac dare-dare s’acheter un anti-virus et remettre en état leur malheureux PC. Certains ont dû reformater leur disque dur et ré-installer Windows ! D’autres ont même perdu des données ! On en frémit. Dire que ça aurait pu nous arriver !
Et voilà. Avec un petit « I love you » de rien du tout, vous faites la une de la presse mondiale pendant une bonne semaine. Un sujet en or, coco : Internet, le FBI, les Philippines, tout y est, jusqu’à ce brave lecteur qui frémit en songeant à son Outlook de tous les dangers, sur son propre PC d’aventurier... Médiatiquement, le « love bug », c’était un succès assuré. Le virus de l’année.
Je ne sais pas si vous avez bien suivi cette semaine, mais d’après ce que j’ai compris, l’auteur serait un étudiant allemand basé en Australie. A moins que ce ne soit une jeune femme de Manille. Ou bien un couple philippin. A moins que l’étudiant allemand ne soit secrètement amoureux de la jeune femme de Manille. En tout cas, c’est un lycéen suédois qui a aidé le FBI à trouver celui dont on n’est pas vraiment sûr que c’est bien lui. A mon avis, demain, ce sera un cycliste cubain. Ou un trapéziste algérien. Un enfant russe. Ou un chien. Pour la beauté de la chose. Parce que la mythologie cyber l’exige. Parce que les médias raffolent de ces bêtises.
D’ailleurs, pendant que je vous cause, les enquêteurs continuent leur « traque dans le cyber-espace ». Et figurez-vous qu’il y a encore du nouveau : « Le Philippin soupçonné d’être l’auteur du virus ILOVEYOU n’est pas le bon », selon un analyste américain. James Atkinson, c’est son nom, « a affirmé croire » que le véritable auteur était un homme vivant dans la banlieue de Manille, près de chez Reomel Ramones. Bref, ce serait un voisin du Philippin. L’amant de sa femme ? Je n’y comprends plus rien. En tout cas, Atkinson estime que « le vrai coupable devrait être [sic] un homme de 23 ans, dénommé Michael, qui a été aidé par Ajnabi, une adolescente ayant entre 15 et 17 ans originaire de Tanzanie ». Ah, pas mal, ça, l’adolescente de Tanzanie, ça fait exotique aussi. « Tous les deux ont une activité clandestine importante », a ensuite ajouté monsieur Atkinson, sentencieux, puis il a ramassé son pendule.
Résumons-nous : personne n’y comprend rien. Le FBI en est réduit à se faire assister d’un lycéen suédois pour, au final, embêter un brave Philippin qui n’y est pour rien. Et nos chers médias de nous conter par le détail toutes les péripéties de cette piétinante enquête.
Au milieu de toute cette agitation, y en a un qui ne manque pas d’air, c’est Bill Gates. Tout le monde sait que Windows est une passoire, que les logiciels de Microsoft souffrent de graves défauts de conception (c’est peu de le dire). Et c’est précisément en exploitant certaines fonctions du logiciel de messagerie Outlook que le virus « I love you » a pu faire tant de dommages. Eh bien vous me croirez si vous voulez, mais Bill Gates, il a trouvé quand même le moyen de la ramener : « un éventuel démantèlement de Microsoft compliquerait la lutte contre les virus informatiques ». Fallait oser.
En attendant, ils sont dit-on des centaines de milliers à s’être fait piéger. A vrai dire, on ne sait pas très bien combien ils sont, alors on parle à tout hasard de quelques millions d’ordinateurs infectés. Le virus aurait déjà coûté plus de cinq milliards de dollars, avancent des experts. Enfin bref, c’est une calamité.
À part ça, en ce moment, y a un autre virus dont on parle nettement moins. (C’est que ça doit être moins important). Un virus moins marrant. Plutôt du genre virulent. Quatre millions de personnes infectées chaque année, sur un seul continent, ça mériterait pourtant de faire la une plus souvent. Sauf que là, c’est pas des PC Windows qui sont infectés. C’est des Africains. Dans la hiérarchie de l’information, c’est moins important. Même s’ils en meurent quotidiennement.
Le sida tue chaque année 2 millions de personnes en Afrique. Plus d’un quart de la population adulte du Botswana, de la Namibie, du Swaziland et du Zimbabwe est infecté. Une fatalité ? Pas vraiment. La science serait tout-à-fait en mesure d’enrayer l’épidémie, si seulement on en avait la volonté politique. Et en premier lieu, celle de s’attaquer à la politique mortifère de l’industrie pharmaceutique (lire, notamment, « Les firmes pharmaceutiques organisent l’apartheid sanitaire » et « Préserver l’avenir ? »). Une bataille qui ne pourra s’engager sans une vaste mobilisation de l’opinion publique. Et de ses relais médiatiques.