Grand raout d’entrepreneurs aigris, hier après-midi à Paris : « Qui fait la richesse de la France ? » « C’est nous ! » hurlent 25 000 bouches ravies. « Qui assure l’emploi de millions de Français ? » « C’est nous », hurlent-elles encore plus fort. « Qui est ignoré, méprisé ? » « C’est nous ! » s’étranglent les entrepreneurs, ravis.
Il ne manquait que la chute : « Qui est-ce qui licencie et qui récolte en échange des millions de francs de stock-options ? » « C’est nous ! », auraient braillé, enthousiastes, les valeureux entrepreneurs. Avec Philippe Jaffré dans le rôle de l’enfant de choeur.
Entre 20.000 et 30.000 chefs d’entreprise s’étaient donc réunis lundi à Paris à l’appel du MEDEF et de la CGPME pour protester contre le projet de seconde loi sur les 35 heures et la politique du gouvernement Jospin. « Le premier jour d’une reconquête de l’opinion par les entrepreneurs », selon Ernest-Antoine Seillière. Dans une ambiance surchauffée, au Parc des expositions de la Porte de Versailles, les chefs d’entreprise ont, à de nombreuses reprises, hué le gouvernement et s’en sont particulièrement pris à la ministre de l’emploi, en scandant « démission » à la prononciation de son nom. Un peu comme des chasseurs insultant Dominique Voynet, vous voyez ?
À la tribune, les orateurs populistes défilent. « Je crains », éructe l’imbécile président de la Fédération du bâtiment, que cette « loi, rejeton de myopes et de sourds », ne produise « une France d’assistés, de protégés et de dormeurs ». Il prédit la « fracture entre ceux qui osent dirent qu’ils aiment leur travail et ceux qui ont choisi de s’y ennuyer ». Et cet autre entrepreneur qui n’en revient toujours pas d’avoir été sommé par l’Inspection du travail de discuter avec un syndicaliste : « Des gens qui sont là depuis 10 ans, 20 ans ! », s’énerve-t-il. On le comprend, c’est énervant, des gens qui ont réussi à garder leur emploi si longtemps.
« Quand on voit l’Etat fixer les temps de casse-croûte dans les entreprises chimiques et les temps d’habillage et de déshabillage dans les Travaux publics, nous pensons que le socialisme d’Etat n’est pas loin », avait déclaré le baron Seillière lundi matin sur Europe 1. « Une limite nous paraît dépassée. Le gouvernement commence à déborder sur la liberté d’entreprendre, il y a une tendance très abusive de l’Etat à pénétrer dans le domaine social ». Peut-être parce que le gouvernement sait très bien que certains patrons, si l’on ne « déborde pas sur leur liberté d’entreprendre », infligent à leurs salariés l’humiliation des pauses pipi à heure fixe.
Démonstration de force d’un patronat joyeusement réactionnaire. « Loi Aubry, loi pourrie », résumait une banderole tenue par les chefs d’entreprises aigris. Il suffisait que le nom du Premier ministre Lionel Jospin soit prononcé pour que les huées fusent. Pauvre Lionel Jospin ! Lui qui privatise tant qu’il peut, qui flexibilise à tour de bras ! Ah, ces entrepreneurs, quels ingrats !
Car naturellement, le patronat prétend ne rien avoir obtenu sur les 35 heures, bien que Mme Aubry lui ait fait de nombreuses concessions, en octroyant notamment une période de transition d’un à deux ans sur les heures supplémentaires, qui, de fait, repousse d’autant l’application effective des 35 heures.
Arrogant et cynique, résolument populiste, le vice-président du MEDEF, Denis Kessler, a profité de la tribune qui lui était offerte pour faire conspuer « la France qui bulle » et applaudir « la France qui bosse », sous le regard attendri de Charles Millon. « Nous sommes la seule démocratie où il y a encore plus de fonctionnaires que d’actionnaires ». Drôle de démocratie que cette « démocratie libérale » dont les droits de vote sont proportionnels à la valeur de votre portefeuille.
Denis Kessler a également qualifié d’« inacceptable » le fait que des militants CGT aient momentanément bloqué dans la matinée des trains transportant des patrons. Le fait que des millions de salariés, crevant de trouille devant l’autorité patronale, restent bloqués dans leurs entreprises et n’osent même plus exercer leur droit de grève, n’avait pas l’air de le déranger.
Voilà, sans doute, la véritable raison pour laquelle, comme le titre Libé, la CGT « a moins mobilisé » hier que le MEDEF. La CGT qui, avec sa mauvaise foi habituelle, reprochait au projet de deuxième loi Aubry de banaliser l’annualisation du temps de travail et de prévoir des allègements de cotisations sociales patronales, sans vraie contrepartie en matière de création d’emplois. La CGT qui osait demander une définition précise du temps de travail effectif et un traitement similaire pour les cadres.
Le MEDEF et la CGPME - soutenus naturellement par les agriculteurs imbéciles de la FNSEA - ont donc remporté « un incontestable succès » en mobilisant autant que lors de la manifestation organisée en décembre 1982 pour dénoncer une autre loi parfaitement absurde, celle sur les 39 heures. Leurs précédentes mobilisations, je suppose, devaient être contre le vote des femmes et contre l’abolition de l’esclavage.
Pendant ce temps, dans les centrales nucléaires, les employés n’ont pas vraiment le moral. On apprenait ainsi qu’un salarié était décédé « suite à un accident non nucléaire » (quel réconfort !) dans la nuit de samedi à dimanche dans un bâtiment réacteur de la centrale nucléaire de Flamanville. Retrouvé mort, au pied de son échafaudage, « dans la tenue respiratoire réglementaire ».
La gendarmerie et les services d’EDF ont naturellement ouvert une enquête. Il semblerait, selon les premières constatations, que cet « accident non nucléaire », intervenu alors que la centrale était à l’arrêt pour travaux de maintenance, « aurait pour origine (sic) un problème respiratoire ». EDF avance même, candide, qu’en « toute hypothèse, à la fin de son intervention, alors qu’il s’apprêtait à quitter son chantier, il semblerait que le flexible d’alimentation en air se soit débranché ». C’est bien normal. Jean-Yves Brémont, 34 ans, salarié de la société Wanner au Havre, est donc décédé, tout bonnement, « des suites de problèmes respiratoires ». Ça va bientôt être de sa faute.
Le 24 septembre, cette fois au centre de retraitement de La Hague, deux salariés de la COGEMA, deux privilégiés à qui un entrepreneur altruiste avait pris le risque d’offrir un emploi, avaient déjà été victimes d’un accident du travail dans l’atelier de maintenance des emballages de transport « pour un problème respiratoire ». Cet accident « non nucléaire » avait coûté la vie à l’un d’eux alors que l’autre est toujours dans le coma à l’hôpital de Cherbourg.
C’est fou le nombre de salariés qui ont des problèmes respiratoires ces temps-ci, dans les centrales.