Et si, au fond, nous n’étions tous que des bouffons ? De piètres acteurs, contraints de jouer chaque jour le plus minable des rôles, en rêvant en silence à des pièces plus drôles ? Illumination soudaine du chroniqueur, envoyé dans une tour de La Défense par son funeste employeur.
Rien n’est plus insupportable que ces sordides réunions de cadres. Séances de créativité, groupes de travail. Pitres encravatés, tentant vainement de masquer leur incompétence, glosant sans fin sur les avantages exquis de telle méthodologie. Sur les points forts de ce merveilleux outil développé par une non moins merveilleuse SSII. « Est-ce que ce n’est pas trop lourd, en terme de performances ? », demande le chroniqueur, l’air faussement expert. (J’ai une tendresse toute particulière pour cette question-là : quelque soit le sujet, elle est toujours du plus bel effet. Essayez-là cette semaine, ça vous permettra de sympathiser avec les autres lecteurs enfermés dans la même salle.)
Toujours, en premier lieu, jauger ses adversaires. Repérer les « vrais de vrai », ceux qui y croient vraiment, à ces foutus projets. Les autres, oh c’est bien simple, ils prennent un air absorbé, glissent subtilement un « oui, ça c’est important » comme une virgule dans les propos de l’orateur. Bilan, ce matin : un chroniqueur déguisé, deux autres adeptes du « ça c’est important », un jeune type qui y croit (ou qui est vraiment plus fort que moi à ce petit jeu-là) et un chef de projet que je n’arrive pas à classer. Manifestement mal à l’aise. Fait preuve d’une hyper-activité suspecte. À surveiller.
La réunion qui s’éternise. Le ventre qui gargouille. Profiter d’être à Paname pour manger avec Ariane. Vite, finir. Pas de questions, non. Fixer la prochaine date, le prochain lieu de réunion. Tiens, les adeptes du « ça c’est important » se réveillent. Proposent soudain des réunions complémentaires, pour réfléchir à de nouveaux paradigmes, approfondir la problématique. C’est généralement à ça qu’on reconnaît les jeunes romantiques. Rêveurs durant toute la séance, s’éveillant soudain pour réclamer de nouveaux rendez-vous, que l’on imagine propices à leur romantique destinée.
Fin du premier acte. Tels des collégiens affamés, les acteurs en cravate ferment leur cartable. Un coup d’oeil dans celui du chef de projet difficile à classer. Un livre caché au fond de sa mallette : « Le harcèlement moral, la violence perverse au quotidien ». Tiens tiens. Le bouquin sur la souffrance au travail qu’un pantin de la même salle vient tout juste de chroniquer. Classé, le chef de projet. Dans le tiroir de ceux à qui l’employeur s’efforce de faire comprendre qu’ils sont trop vieux, que l’on n’a plus besoin d’eux. Et qui doivent compenser par un enthousiasme surfait.
Joli numéro de théâtre, au fond, que cette réunion. Chacun jouant sagement son rôle, persuadé du sérieux et de la compétence des autres. « Oui, ça c’est important ». Tu parles. Perdre sa vie à la gagner. Errer de réunion stupide en réunion stupide, animés par les seuls désirs qu’il nous reste. La peur pour les uns, l’amour - la peur d’être seul ? - pour les autres.
« Aujourd’hui, tout le monde a peur. De ne pas trouver de travail, de perdre son travail, de mettre des enfants au monde dans un monde qui a peur, de ne pas avoir d’enfant à temps. Peur de s’engager, d’attraper une maladie, de passer à côté de la vie, d’aimer trop, ou trop peu, ou mal, ou pas du tout. La peur est partout et partout provoque des catastrophes. Elle s’autoalimente. Qui a peur aujourd’hui aura peur davantage demain. La première chose à faire, le seul but à atteindre : tuer la peur qui est en nous.(Pascale Ferran, L’âge des possibles)
Telles sont les réflexions du bouffon entre deux tours de piste. Et l’on se dit que ce que l’on appelle « culture d’entreprise » n’est que le dénominateur commun de tous les conformismes. Et que le plus insupportable n’est pas d’avoir une activité productive aussi insignifiante, aussi vide de sens : c’est d’avoir sans cesse à jouer la comédie de l’importance. C’est de ne pas pouvoir sympathiser avec ces gens. Qui sont peut-être passionnants. Qui peut savoir qui se cache derrière cet adepte du « ça c’est important » ? Un ornithologue, un poète, un photographe ? Quand tomberons-nous enfin le masque ?
« Je crois que dans la vie, il faut avoir deux activités », disait Pierre Schaeffer, « l’une que la société nous demande, l’autre, qu’elle ne nous demande pas ». La société vous remerciera toujours pour ce que vous aurez fait de plus stupide. Votre activité « productive », vos attitudes conformistes. La contribution du consommateur que vous êtes à la sacro-sainte croissance. Elle ignorera volontairement tout le reste. L’écrasera tranquillement du poids de son indifférence.
Et pourtant tout le monde sait que seul le reste a de l’importance.
« Quand je suis allé m’étendre à poil dans l’herbe en plein soleil, abandonnant mon lecteur à ses malheurs, et que les yeux mi-clos longtemps j’ai rêvé à ces petits moments sans importance qui parfois marquent une vie pour toujours, alors je me suis dit que j’étais tout à fait comme Marcel Proust : sans cesse à la recherche tourmentée de quelque chose c’est sûr, mais aimant bien quand même être allongé dans les effluves de menthe sauvage et d’héliotrope, comme à ne rien faire en somme. »(Pierre Autin-Grenier, Je ne suis pas un héros)