Les Chroniques du Menteur
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Du pain, du vin, du Raffarin

(la tactique du fromage)

jeudi 13 février 2003, par Pierre Lazuly

Vous vous souvenez peut-être de cette publicité télévisée : c’était pour un fromage, un de ces fromages ronds et malléables dont la « tartinabilité » est exaltée par l’emballage. La caméra, placée dans le frigo, nous laissait entrevoir les agissements suspects d’un père de famille alléché, qui venait à toute heure du jour et de la nuit taper dans ledit produit. Pour masquer ses actes coupables, il avait mis au point une technique admirable : après avoir mangé, il reconstituait toujours à la pointe du couteau un fromage en tous points semblable à l’original. L’emballage ne dissimulait certes plus grand chose, mais les apparences étaient sauves. Et lorsque le fromage était enfin présenté sur la table à manger, le père jouait les innocents devant cet inexplicable rétrécissement.

J’y ai repensé l’autre nuit : j’avais entendu du bruit. Un bruit de cantine qui semblait provenir de la cuisine. Alors, soudain, j’ai eu cette impression très nette : Raffarin profitait de mon sommeil pour venir se servir en douce dans mon Boursin. J’ai bien pensé descendre pour le prendre sur le fait, mais je n’ai pas osé (ses gardes du corps m’en auraient sûrement empêché). Le lendemain, par contre, la première chose que j’ai faite, ça a été de déballer tous mes fromages et de les mesurer. A première vue, rien n’avait changé : les emballages étaient tous à leur place habituelle, on ne se serait pas méfié. Pourtant, à bien y regarder, tout avait rétréci pendant la nuit : le Boursin avait bien conservé sa forme, mais il avait diminué de moitié ; le gruyère, lui, avait toujours les mêmes dimensions, sauf qu’il n’était plus composé que de trous.

C’est ce qu’on pourrait appeler « la tactique du fromage ». En politique, jusque là, on connaissait surtout « la tactique du salami », qui consiste à parvenir à ses fins en arrachant à l’adversaire une longue série de concessions minimes. Une tactique assez traître, que redoutait encore récemment un responsable de la CGT sur le dossier des retraites : « s’il veut avancer, il doit commencer par discuter des principes généraux et ne pas pratiquer la tactique du salami, c’est-à-dire traiter les régimes tranche par tranche » [1].

Mais Raffarin, lui, n’a pas choisi la stratégie du salami. Le salami, si vous me permettez ce jeu de mots facile, c’était Juppé. Il débarquait chez vous, droit dans ses bottes ; il avait décidé que sa première tranche, ce serait vous. D’emblée, il vous traitait de privilégié, puis il s’attaquait ouvertement à votre garde-manger. Lui aussi, il en voulait à votre fromage : mais il vous le prenait tout entier, avec son emballage. Inutile de vous dire qu’avec des méthodes pareilles, il n’a pas eu un grand succès : rien n’est plus horripilant que de voir Juppé vous arracher le Boursin des mains ; vous faites la grève dès le lendemain.

Raffarin est beaucoup plus malin : il profite de votre sommeil, vous ne remarquez rien. Il remet toujours les emballages en place après ses funestes festins. Et c’est ce petit détail qui le rend redoutablement plus efficace que Juppé. Jetez donc un oeil dans votre frigo. Les 35 heures n’ont pas disparu : après leur « assouplissement », c’est toujours un morceau de gruyère ; il a juste ajouté des trous pour que les 39 heures puissent y tenir sans surcoût. Regardez un peu plus haut, vous y trouverez l’impôt sur les grandes fortunes. Il n’a pas disparu non plus : après les amendements votés la semaine dernière, c’est un gruyère qui a encore toute sa croûte. Même si la fortune des entrepreneurs peut facilement s’écouler au travers de ses nouveaux trous. Là encore, il ne commet pas la faute grossière d’un Balladur et d’un Chirac qui, en 1987, avaient fait disparaître l’ISF avec sa croûte.

Quant à « l’épineux dossier des retraites », il sera traité plutôt comme du Boursin ; c’est du moins ce que je déduis du dernier discours de Raffarin. A l’entendre, il ne changera quasiment rien. « Pas question de toucher à la retraite par répartition ; on pourra toujours partir à 60 ans si l’on veut ». Bref, il vous le dit la main sur le coeur : il n’en veut pas à votre Boursin.

Comme le cambrioleur avisé, il choisira une nuit de juillet. Vous serez dans les bras de Morphée. Alors, en douce, il suivra l’exemple de Balladur. Il modifiera les modes de calcul, l’alignera sur des indices qui reculent ; il diminuera subtilement la valeur des points, la réduira à peau de chagrin. Avec cette méthode imparable, la réforme paraîtra sans doute acceptable : pour qui ne regarde que l’emballage, on aura conservé le fromage. C’est seulement à la fin, quand vous ouvrirez votre Boursin, que vous constaterez - mais un peu tard - que l’emballage ne contient presque rien.

PIERRE LAZULY

Notes

[1] Libération, 11 janvier 2003.

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