« C’est la forme la plus exquise du comportement politicien, qui consiste à utiliser un fait vrai pour en faire un mensonge ». Cette phrase de René Barjavel, elle me revient en tête quasiment à chaque fois qu’on nous annonce une nouvelle « réforme », évidemment « nécessaire » : pour sauver, au choix, notre système de santé, notre système de retraites, notre éducation nationale, ou encore pour gagner, sans rire, « la grande bataille de l’emploi ».
La dernière fois, c’était mardi matin, en écoutant Dominique de Villepin présenter son « contrat nouvelle embauche » sur Europe 1. C’était exactement ça : « Quelle est la réalité de l’emploi dans notre pays ? Il faut partir de là ! Les responsabilités, c’est de la réalité. Qu’est-ce que c’est ? C’est, pour l’essentiel des emplois créés dans les petites entreprises ; 70% des contrats créés sont des CDD et la moitié de ces contrats ne dure pas plus d’un mois ». Voilà pour la réalité. « Donc, vous voyez bien qu’entre ces contrats-là, qui sont une forme aiguë de précarité, et le contrat que nous proposons, il y a un fossé. Donc, c’est évidemment un progrès tout à fait considérable qui prend en compte la situation nouvelle de l’emploi, qui exige à la fois de la souplesse et en même temps, une véritable volonté, une véritable énergie ». Et voilà pour donner raison à Barjavel.
Pour ce qui est de la réalité, rien à redire : 70% des contrats créés sont des contrats précaires, la chose est avérée. Mais pour ce qui est du progrès... Certains ont beau, comme Jean-Louis Borloo, se laisser emporter par un lyrisme de jeune marié et voir la relation entre employeur et salarié comme le premier pas d’une histoire d’amour compliquée (« qu’on s’essaye mutuellement - des espèces de fiançailles » avant le mariage [1]), il n’en demeure pas moins qu’après quelques mois, ça devient très pénible de ne pas savoir où l’on va. Qu’il faut se savoir engagé sérieusement, ou pas. Qu’on ne peut pas vivre, deux ans durant, avec cette épée de Damoclès sur la tête : savoir qu’à tout moment on peut se faire « remercier », ne pas pouvoir construire de projets. Pour ne rien arranger, bailleurs et banques se méfient comme de la peste des salariés en période d’essai [2]. En résumé, c’est juste une nouvelle forme aiguë de précarité : une incertitude continue, en lieu et place de l’incertitude segmentée des CDD.
Mais là où le « contrat nouvelle embauche » prend tout son sens, c’est lorsque l’on se penche sur les recommandations adressées par l’OCDE au gouvernement français sur le sujet, le 16 juin dernier. Intitulé « Étude économique de la France 2005 : améliorer la performance du marché du travail » [3], le rapport semble dresser exactement la feuille de route de Villepin, la subtilité du marketing politique en moins :
« Le gouvernement devrait s’employer à modifier l’approche contre productive qui consiste à faire porter le poids de la protection des travailleurs contre les fluctuations économiques essentiellement par les employeurs, en assouplissant les dispositions de la législation relative à la protection de l’emploi qui concernent le contrat de travail normal. L’existence d’un grand nombre de contrats de types différents, chacun conçu pour permettre une certaine flexibilité mais étroitement limité dans son application, est source d’une complexité coûteuse. [...] Une piste pour renforcer à la fois la flexibilité et la sécurité du travail, tout en réduisant la complexité actuelle, consisterait à fondre ces contrats en un contrat unique assurant une protection variant avec l’ancienneté, tout en renforçant l’accompagnement des chômeurs pour trouver de nouveaux emplois. Un tel contrat unique devrait être naturellement conçu de façon à conserver les gains de flexibilité sur le marché de travail fournis actuellement par le développement des contrats à durée déterminée ».
Oui, « naturellement », comme le dit si joliment l’OCDE qui semble trouver la précarité dans la nature comme les amoureux y trouvent des marguerites, « un tel contrat unique » devrait conserver les gains de flexibilité fournis actuellement par le développement des contrats à durée déterminée, et tout aussi « naturellement » faire supporter les fluctuations économiques par les seuls employés. Mais qu’on se rassure, la mesure n’est encore réservée qu’aux entreprises de moins de 20 salariés.
Parce que ce n’est pas facile, d’imposer d’un seul coup « un contrat unique » comme celui-là à toute une société. Même en plein mois d’août. C’est encore l’OCDE qui le dit : « Une réforme de grande envergure ne devrait pas ignorer le problème de la transition : les individus qui ont aujourd’hui des emplois bénéficiant de la forte protection actuelle craindraient de perdre au change. Du fait de cet obstacle, cela risque d’être difficile de faire avancer rapidement la réforme sans chercher d’abord à ce que l’ensemble de l’opinion en reconnaisse la nécessité. Le gouvernement devrait s’employer à créer un consensus dans ce sens ».
Oui, c’est un peu ça le problème : « la transition », avec tous ces « individus » irresponsables qui bénéficient d’un contrat de travail à peu près normal, et qu’on ne peut pas licencier comme ça, sans devoir « avancer au moins un motif sérieux » : c’est qu’ils « craindraient de perdre au change ». Ils ne comprennent jamais rien, ces privilégiés, il faut vraiment s’employer à créer un consensus pour qu’ils en reconnaissent la nécessité.
Laurence Parisot, elle, ne s’y est pas trompée : pour la nouvelle « patronne des patrons », le plan pour l’emploi va « dans le bon sens ». Elle en est même sortie de son silence. « Il était temps qu’elle s’exprime, surtout que son principal thème de campagne était la réforme du droit du travail », confie un de ses collaborateurs. « La méthode Parisot est pourtant connue : pas de réaction à chaud. "Quand je ne sais pas je ne parle pas", a-t-elle coutume de dire ». Maintenant, elle sait qu’elle a gagné la partie, elle peut parler : « Les chefs d’entreprise n’ont qu’un désir, faire grandir leur entreprise, la renforcer, et donc embaucher ». C’est même à ça qu’on les reconnaît. « Le contrat nouvelle embauche est une première occasion pour la France d’enclencher, à partir de ses plus petites entreprises, le mouvement de croissance dont nous avons besoin » [4].
Une première occasion pour « enclencher » à partir des plus petites entreprises ce merveilleux contrat unique que l’OCDE appelait de ses voeux... En fait, aujourd’hui, c’est le dispositif lui-même qui se fait embaucher en période d’essai, ou plutôt en période de « consolidation » si l’on préfère user du verbiage pompeux. Il a désormais deux ans pour faire ses preuves. Et il les fera, si l’effet d’aubaine veut bien jouer encore une fois. Tout comme les fameuses « lois pour l’emploi » de Balladur, en 1992 et 1993, qui incitaient par des réductions de charges substantielles à embaucher des salariés à temps partiel, avaient fort bien fonctionné : il était plus intéressant d’embaucher quatre caissières à 30h par semaine que trois à 40h. Et même si elles ne s’y retrouvaient pas à la fin du mois, c’était tout bénéfice pour les chiffres du chômage. Les « nouveaux embauchés », eux aussi, seront sortis du chômage, même s’ils ont le plus grand mal à se loger. Et à se sentir embauchés.
« L’Espagne, où existe depuis plusieurs années une sorte de contrat nouvelle embauche, semble en avoir tiré les bénéfices. Ce contrat concerne aujourd’hui 30% des salariés », note Le Figaro [5]. Nul doute que dans les prochains mois, le succès remporté par le contrat nouvelle embauche auprès des petites entreprises sera monté en épingle pour créer un consensus autour de sa nécessité... et des bénéfices qu’il y aurait à le généraliser.
« Le contrat nouvelle embauche suscite même l’appétit d’entreprises... qui n’y auront pas droit », écrit encore Le Figaro [6]. Philippe Sala, PDG d’une agence de voyages montpelliéraine, promet déjà : « Si demain le gouvernement décide d’étendre la mesure à toutes les entreprises, je m’engage à embaucher quinze personnes de plus d’ici à la fin de l’année. J’aimerais étendre mon réseau, ouvrir des agences de vente dans d’autres villes. Mais je ne le fais pas aujourd’hui à cause des contraintes qui existent. Sur ce dossier, le gouvernement est bien trop timide ».
Rassurez-vous, cher Philippe : la timidité disparaît très vite au cours de la période d’essai. De consolidation, pardon.