Les Chroniques du Menteur
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Réussites techniques

(chronique des privatisations heureuses)

jeudi 11 janvier 2001, par Pierre Lazuly

On n’en croyait pas ses yeux, lundi, en lisant les deux articles de Libé consacrés aux effets néfastes des privatisations dans les pays anglo-saxons : « Amateurs du tout-privé, welcome ! En Californie, les habitants risquent d’être plongés dans le noir une heure chaque jour. En Grande-Bretagne, ce sont les trains qui pâtissent de la mauvaise gestion des opérateurs privés. Dans ces deux régions du monde, la privatisation avait été prônée au nom d’une plus grande efficacité... ».

Il faut dire que la situation est plutôt grave. La crise de l’électricité fait rage dans la Silicon Valley : « Black-out tournant : c’est la menace qui guette la Californie », annonçait le premier article  [1] « Dès cette semaine, aux heures de pointe (entre 16 et 19 heures ), quand les magasins sont encore ouverts, que les Californiens dînent, regardent la télé et surfent sur le Net, les compagnies d’électricité risquent de couper le courant pendant une heure, à tour de rôle, quartier après quartier. La situation évoque plus un pays en développement que la contrée de la Silicon Valley ! ». Le second article était consacré à la situation catastrophique du transport ferroviaire en Angleterre : « Notre système de transport est en ruine, c’est vraiment le tiers-monde », se lamentait un homme d’affaire anglais en attendant désespérément sur un quai londonien que l’on trouve un conducteur à son train [2]. Notre libéralisation chérie aurait-elle des ratés ?

C’est pourtant le même Libération qui, le 27 décembre dernier, se félicitait ouvertement des dernières libéralisations en dressant le bilan de la présidence française de l’Union Européenne. « Malgré des réussites techniques, ce semestre restera un fiasco politique », résumait le correspondant permanent du journal à Bruxelles, Jean Quatremer [3]. Le fiasco politique, encore, on voyait bien : l’échec du traité de Nice, il n’y avait guère que le Grand Abracadabrantesque pour « ne pas y croire ». Mais les « réussites techniques », c’était une excellente idée de nous les rappeler, on les avait presque oubliées.

Quels étaient les bons points « techniques » distribués par Libé ? « Au sein de l’équipe gouvernementale, certains ministres ont tout de même été de vraies bonnes surprises. Jean-Claude Gayssot, le ministre des Transports, a ainsi réussi à boucler trois dossiers difficiles : la libéralisation du transport ferroviaire des marchandises, le premier paquet renforçant la sécurité maritime et, enfin, la directive limitant le temps de travail des routiers. Ou encore Christian Pierret, le ministre de l’Industrie, qui, en dépit de l’échec de la directive sur l’ouverture de la Poste à la concurrence, a réussi à mener à bien la libéralisation totale des télécommunications locales. »

Certes, la libéralisation du transport ferroviaire par un ministre communiste est un « exploit technique » qui méritait d’être salué. Christian Pierret, lui, récolte un « peut mieux faire » : rendez-vous compte, en 6 mois, il n’a réussi à libéraliser que les télécommunications locales, il n’a même pas été capable d’ouvrir la Poste à la concurrence ! Pour un ministre socialiste, une seule libéralisation en 6 mois, c’est assez pitoyable. Ca aurait été une jolie « réussite technique », pourtant, de libéraliser la Poste. Libé l’aurait saluée dignement, soyons-en sûrs. On allait pouvoir, grâce à la concurrence, envoyer des courriers à la Défense pour 80 centimes ! (Et tant pis si le facteur, pour être rentable, ne pouvait plus venir que deux fois par semaine amener le courrier à votre grand-mère dans le Cantal).

J’aime beaucoup les « dossiers techniques ». L’élargissement de l’Union, son mode de fonctionnement, tout ça c’est estampillé « politique », c’est bon pour le débat public. La libéralisation du transport ferroviaire, l’ouverture à la concurrence de la Poste, c’est pas politique du tout. Circulez, y a rien à voir, c’est un dossier technique, on règle ça entre experts. Quand le ministre (de gauche) arrive à faire avaler la libéralisation, c’est une « réussite technique ». Et quand les salariés ou les usagers des services publics concernés parviennent à le faire reculer, c’est un « échec technique » sur ce dossier. Et Libé vous donne un mauvais point à la fin de l’année.

Mais le meilleur était pour la fin. Jean Quatremer s’extasiait sur le cas Jean Glavany, « le ministre de l’Agriculture, qui a montré un incontestable talent pour défendre dans un premier temps la non-interdiction des farines animales avant d’en obtenir le bannissement au niveau européen, le tout avec la même fougue. » C’est sûr : réussir à défendre, dans un intervalle de 6 mois et « avec la même fougue », une position et son parfait contraire, ça révèle un « incontestable talent ». Un incontestable talent de guignol.

Et nul doute que Libé, après nous avoir vanté les « réussites techniques » des privatisations socialistes, saura dénoncer « avec la même fougue » leurs funestes conséquences lorsque notre électricité sera rationnée et notre réseau ferré dévasté.

PIERRE LAZULY

Notes

[1] Annette Lévy-Willard, « Privatisation : le trou noir californien », Libération, 8 janvier 2001.

[2] Agnès-Catherine Poirier, « Le « désastre » du train britannique », Libération, 8 janvier 2001.

[3] Jean Quatremer, « Comment Paris a gâché son mandat européen », Libération, 27 décembre 2000.

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