Je ne sais pas dans quel état je serai, à 67 ans. C’est pas pour faire de la peine à Ernest-Antoine Seillière, mais je suis pas sûr que je serai encore un salarié ultra-performant. Déjà que là, à 27, c’est moyen-moyen, alors à 67, vous pensez. À part causer de mon arthrite à la pause-café et proférer quelques propos bien sentis au sujet des défauts de conception de Netscape 72, je ne serai plus bon à grand chose. De productif, s’entend.
J’ai honte de l’avouer, mais malgré tous mes efforts pour plaire à ce cher Ernest-Antoine, je suis encore loin d’être un prototype de jeune cadre dynamique. Il m’arrive même, c’est triste à dire, d’accorder plus d’importance à la rédaction d’une petite missive destinée à une chère et tendre qu’à l’étude des priorités stratégiques de mon client attitré. À 67 ans, c’est sûr, j’écrirai peut-être de très bons contes de fées pour mes petits-enfants, je leur raconterai avec emphase comment c’était le bon vieux temps où pépé il écrivait des chroniques pour les internautes désoeuvrés, mais question priorités stratégiques, je serai sans doute un peu dépassé.
Pourtant, je suis pas le mauvais bougre, je veux bien suivre des tas de formations continues, du Word 26 et du Windows 2040, tout ce que vous voudrez. Je suis prêt à faire des tas d’efforts pour conserver mon « employabilité ». L’améliorer, même. Vous voyez, on a beau dire, je suis quand même un salarié vachement motivé. Seulement y a des jours, comme hier, où c’est vraiment trop dur de se lever. Déjà que, d’habitude, j’ai une légère tendance à ronchonner en ingurgitant mon fromage blanc à la vanille, hier c’était le bouquet. On devrait interdire de citer les déclarations du Medef à la radio avant la fin de matinée, c’est à vous dégoûter d’aller travailler.
On peut comprendre à la rigueur qu’un baron qui passe ses journées à vociférer contre les salariés puisse avoir envie de travailler jusqu’à 75 ans. C’est vrai, c’est sympa, comme boulot, les jetons de présence, les notes de frais, tout ça. Sa trombine à la télé. N’empêche, pour les gens qui travaillent vraiment, c’est pas si marrant. Vous commencez votre vie professionnelle un peu avant 23 ans (et encore, c’est une chance, vous avez échappé à l’armée), vous vous dites « bon, j’en ai pour 40 ans, à 63 ans la quille ». Ça vous semble un peu lointain, bien sûr, mais vous vous y faites. C’est un concept sympathique, la retraite. Du moins ça l’était.
Et puis, un beau matin, tout endormi encore, tout attendri par vos songes de la veille, vous entendez le sinistre baron vociférer contre « la France qui freine » (les fonctionnaires, la gauche, les salariés en CDI, bref tous ces privilégiés), cette vermine qui fait rien qu’à ralentir « la France qui avance » (les entrepreneurs qui créent la croissance, l’emploi, la richesse, tout ça). Moi, je croyais naïvement que la retraite à 60 ans, c’était une avancée sociale ; c’est parce que je fais partie de la France qui freine, que j’ai rien compris aux principes de la « refondation sociale » de la vraie France qui avance et qui crée des emplois. Ce que j’ai compris, en tout cas, ce qui m’a fait rester au chaud dans mon lit en tentant de raccrocher mes rêves de la nuit, c’est que la retraite à 60 ans c’était fini, que « la France qui avance » nous emmerde et qu’elle a décidé de ne plus financer nos retraites de privilégiés. Ça c’est de la « refondation sociale » ou je ne m’y connais pas.
45 ans de cotisations. C’est ce que réclame le baron. Alors, malgré vous, vous le suivez dans sa logique de fou, vous additionnez des années pour voir jusqu’où ses élucubrations vont vous emmener. Je sais pas vous mais moi, j’aurai droit à la retraite à la veille de mes 68 ans. Je ferai une grande fête avec tous mes collègues aux cheveux blancs.
Et encore, le départ pour mes 68 ans, c’est l’hypothèse la plus optimiste. Si on arrive à sauver la retraite par répartition. Et puis le baron, il réclame 45 ans de cotisations aujourd’hui, mais dans 10 ans, allez savoir, il est fichu de nous faire une dernière « refondation sociale » pour le plaisir. Si j’ai bien compris, il s’est mis dans la tête d’indexer l’âge de départ à la retraite sur la « neutralité actuarielle », c’est-à-dire sur notre espérance de vie moyenne. En gros, plus on vieillira, plus la retraite s’éloignera. Allez vous lever après ça !