Les Chroniques du Menteur
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La nuit je mens

jeudi 16 avril 1998, par Pierre Lazuly

Il y a des jours, comme ça, où j’aimerais bien regarder benoîtement le 20 heures d’un quelconque zozo et me croîre correctement informé. Au lieu de quoi je me prive de télévision et compense ce terrible vide intellectuel par la lecture d’hebdomadaires politiquement incorrects. Et plus je lis, plus je m’énerve. Le mercredi est sans doute le jour où je m’énerve le plus, et pour cause : je me retranche dans le troquet du Géant pour y dévorer un sandwich, le Canard Enchaîné et Charlie Hebdo. Ce qui n’aide pas à se sentir à l’aise dans sa peau de jeune cadre hypocrite.

On relativise également les propos gluants des guignols encravatés qui nous gouvernent. Lionel Jospin, nous dit-on, s’est excusé d’avoir humilié la droite par ses propos sur l’esclavage et l’affaire Dreyfus. Les quotidiens consensuels s’en félicitent. Rappelons que ce jour-là, tout occupé à se juppéiser au palais Bourbon, il avait - tout comme Chirac - refusé d’accueillir le dissident chinois Wei Chinsheng. Et ça, il n’allait pas s’en excuser. Heureusement qu’on a un gouvernement de gauche, dans le pays des droits de l’homme.

Je vous passe les vomissements quant aux ventes d’armes par la France au Rwanda pendant les massacres - on ne savait pas, hein ? - et la quasi-collaboration des casques bleus en Yougoslavie - on ne savait rien non plus, hein ?. Et je ne vous parle même pas de l’Algérie. Lisez le Monde Diplo et achetez des anti-dépresseurs. Ou ne lisez rien et passionnez-vous pour le multimédia et les choses qui font bip et qu’on downloade.

Relisez donc Prévert, par exemple la « Description d’un dîner de têtes », au début de Paroles. Lisez des choses atemporelles. On voit tellement d’imbéciles qui ont lu le dernier Goncourt, ou tel autre roman à la mode - comme si le roman devait accepter tout paramètre temporel - et qui n’ont jamais lu Prévert - ou ne l’ont pas compris. Tant d’imbéciles qui voient en Arthur un digne successeur de Desproges. Heureuse civilisation de crétins persuadée que de la supériorité des « modernes ».

La culture et l’amour - pouf pouf, l’amour et la culture - se doivent d’être atemporels. Point. La pochette de Bashung affichée sur les portières gauches de tous les taxis parisiens, sur les sucettes des gares - c’est assez vomitif. Un article élogieux dans chaque titre de presse (j’en ai lu un dans Libé et Télérama le même jour), et paf, évidemment oui, Bashung se retrouve meilleure vente dès la première semaine. Et les radios de mitrailler « La nuit je mens » , avec une guitare qui rappelle Art Mengo - sans doute le morceau le plus accessible de l’album. Personne ne songerait à passer un autre extrait de l’album ; du moins, pas avant qu’un deuxième extrait ne sorte en « single » à une date bien déterminée par le plan média. Ca n’a pas l’air de choquer grand monde.

Il y a pourtant dans l’album des textes assez farouches envers la société de consommation. Ca n’est pas sans rappeler le « Foule sentimentale » de Souchon. Un joli poème pour « les choses pas commerciales » qui se vend par millions sur les étals des centres commerciaux, que la ménagère d’environ 50 ans entonne en chargeant son caddie. L’homme, on le voit, est assez incohérent. Dans la même lignée, une pauvre fille chante en espagnol de vagues couplets où l’on entend « commandante Che Guevara », mauvaise soupe populaire qui s’achève par une petite phrase du Che. Ou comment transformer le Che en produit commercial, comment associer le cadre moyen chantonnant dans sa Mégane à d’improbables idéaux révolutionnaires, ce pendant que s’accomplit autour de lui le grand miracle libéral.

PIERRE LAZULY
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