J’aime beaucoup Air Liberté. C’est bien simple : je ne voyage plus qu’avec cette compagnie. J’aime sa culture, j’admire ses valeurs ; je ne jure plus que par sa « nouvelle identité ». Je vais m’en expliquer.
Rien n’est plus émouvant qu’un vol Air Liberté. Tout commence généralement dans la salle d’attente d’un aéroport encombré. La compagnie nous offre un véritable magazine en papier glacé. Pour tenter de nous faire oublier le retard du vol, je suppose. Et on l’oublie, ce retard, tout absorbé que l’on est par le prestigieux magazine en papier glacé intitulé « Instant Liberté ».
« Parce que l’esprit de liberté nous anime tous, ce journal est un lien supplémentaire entre nous », m’y explique le directeur d’Air Liberté, un certain Marc Rochet, dans un éditorial des plus décousus. « A l’image de nos nouveaux empennages d’avions, qui emmènent par delà les nuages les symboles des droits de l’homme et de la culture éternelle, nous vous proposons d’aller à la rencontre de personnes qui, chacune dans leur domaine, explorent des voies nouvelles » poursuit-il, emporté par le style, puis il me souhaite une bonne lecture et un bon voyage. A vrai dire, le voyage, ça allait. C’est la lecture qui n’est pas bien passée. (Et qui pourtant, réveillant en moi l’ivresse du chroniqueur, m’a secrètement comblé.)
Le directeur, on le sent, n’est pas peu fier de ses nouveaux empennages ; il les place de façon grossière dans une phrase où ils n’ont absolument rien à faire. Sa fierté trouvera son explication quelques pages plus loin : « la nouvelle identité d’Air Liberté est également déclinée sur le fuselage et l’empennage des appareils (avec le visuel de la Pyramide du Louvre et celui des Droits de l’homme), ainsi que dans les escales et sur la plupart des documents ». De quel droit une compagnie aérienne peut s’approprier le « visuel des Droits de l’homme » ? Je l’ignore. Je suppose que ça s’achète. N’importe quelle boîte peut aujourd’hui s’offrir les symboles de « la culture éternelle », à condition d’y mettre le prix.
« Ces changements importants pour Air Liberté - la compagnie a investi ces derniers mois plus de 150 millions de francs pour reconfigurer l’ensemble de ses escales et de sa flotte - lui permettent d’affirmer son rôle de challenger sur le marché français en renforçant ses moyens ». Bref, le directeur est content. Ses empennages ont un visuel de choix ; on y lit, en bleu blanc rouge : « Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits ».
Le passager reste confondu. Ivre de bonheur. Qui ne le serait pas en découvrant que sa compagnie aérienne chérit de telles valeurs ? Il verse une petite larme (c’est l’émotion), puis tourne quelques pages et découvre la rubrique « Avantages ». Constate avec étonnement que la compagnie énumère avec fierté les avantages réservés à ses Abonnés (avec une majuscule, s’il vous plait) : « priorité en liste d’attente, comptoir privatif d’enregistrement ». Certains passagers seraient-ils un peu plus égaux que les autres ? On n’ose y songer.
Et pourtant... chez Air Liberté, tout n’est que classes, statuts et privilèges : « Etre membre de l’Executive Club c’est aussi gagner des points (15 points en Classe Economique et 30 points en Classe Affaires pour un vol effectué en France) qui vous permettent de progresser au sein du Club et de passer du statut Blue au statut Silver (à partir de 400 points cumulés), puis au statut Gold (800 points), et accéder à de nombreux avantages ». L’égalité fait rage. « Les membres Blue obtiennent des Miles sur les classes de réservation C, D, Y, S, L, K (les autres classes ne permettent pas d’obtenir de Miles). Les membres Silver et Gold bénéficient également d’un bonus de 25% de Miles ». Résumons-nous : si la lutte des classes n’avait pas existé, c’est Air Liberté qui l’aurait inventée.
Mieux, elle s’en félicite stupidement dans sa dernière publicité télé. Le type qui fait valoir son billet Classe Affaires et n’obtient de l’hôtesse que le déplacement du rideau de séparation des classes, vous vous souvenez ? Air Liberté nous y explique fièrement que leur Classe Affaires à eux, c’est une véritable Classe Affaires. Avec de véritables privilèges. Et un rideau pour séparer le gratin de la populace. Pour éviter, surtout, que la populace, ne voie pas les plats servis aux classes supérieures, « bien entendu dans un service de porcelaine ».
Je ne vois plus guère que deux issues à cette triste affaire. Le lyrique dirigeant d’Air Liberté choisira-t-il d’investir à nouveau 150 millions pour reconfigurer sa flotte avec le visuel d’un libéralisme qui s’assume (« Notre service dépendra uniquement de votre pouvoir d’achat »), soit la compagnie décide de se mettre en conformité avec la « nouvelle identité » arborée sur ses fuselages. De supprimer cette profusion malsaine de privilèges qui discrédite cette admirable compagnie.
Aidez Air Liberté à affirmer vraiment sa nouvelle identité. Rappelez-lui ses valeurs. Ne laissez plus les membres de l’Executive Club vous narguer, empruntez vous aussi les files d’attente prioritaires, souillez leur joli tapis bleu de vos pieds de prolétaire ! Les hommes sont libres et égaux en droits, c’est écrit sur votre billet. Réclamez l’abolition de tous les privilèges ! Exigez de manger vous aussi comme un goinfre dans un service en porcelaine ! Dénoncez vigoureusement l’apartheid consistant à séparer par un rideau bleu différentes races de passagers !
J’ajoute, pour inquiéter la concurrence, que j’emprunterai prochainement un vol Air France.