Les Chroniques du Menteur
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Tous premiers

(chronique des opérateurs satisfaits)

lundi 26 février 2001, par Pierre Lazuly

C’est ce qu’on appelle « l’effet de club » : lorsque la plupart de vos amis sont équipés d’un téléphone mobile, vous êtes pratiquement contraint d’en avoir un. Faute de quoi la facture de votre ligne classique menace de s’élever jusqu’à des sommes pharaoniques. Ainsi ma propre petite soeur, effarée par sa dernière facture, se voit obligée de céder à la mode et d’acquérir un de ces funestes engins. Et son chroniqueur de frère, qui en avait tant médit qu’il était supposé être devenu un expert de la chose, fut appelé à la rescousse lorsqu’il s’est agi de choisir l’offre la plus adaptée.

Quel opérateur était le moins mauvais ? Je n’en avais pas la moindre idée. Mais la lecture de la presse allait vite me renseigner : jeudi dernier, une pleine page de publicité dans Libé proclamait « Itinéris meilleur réseau », « numéro 1 pour la qualité de ses communications » selon la dernière enquête de l’ART. Tout ébaubi par cet unanime plébiscite de l’Autorité de régulation des télécoms, je faillis me ruer vers la première boutique Itinéris pour offrir à ma chère frangine le plus avantageux forfait de cet opérateur si brillant. Seules d’impérieuses obligations professionnelles parvinrent à m’en empêcher.

Le lendemain, je me félicitais de n’en avoir rien fait : la nouvelle édition du même quotidien balayait sans états d’âme mes belles certitudes sur la suprématie du premier opérateur français. Un immense encart bleuté, en page 7, proclamait que le réseau Bouygues Télécom était numéro 1... selon la dernière enquête ART. J’en étais tout désarçonné. Ainsi donc, Itinéris m’avait menti ? Il me fallait à présent prendre au sérieux les forfaits de Bouygues, que j’avais injustement négligés.

J’en étais à ces sages réflexions lorsque, sans y prendre garde, je jetai un coup d’oeil distrait à la dernière page de la même édition de Libé. Une pleine page de publicité, rouge cette fois, affirmait fièrement que le réseau SFR était « encore et toujours numéro 1 »... selon la dernière enquête de l’ART. Et durant tout le week-end, ce fut un festival : dans chaque journal, on trouvait systématiquement deux opérateurs différents proclamer, sans crainte du ridicule, qu’ils étaient le premier. Et l’on se prend à regretter qu’aucune régie publicitaire n’ait eu la malice de glisser dans une même édition les affirmations des trois opérateurs : même le plus distrait des lecteurs aurait fini par remarquer quelque chose de suspect.

C’était décidément une drôle d’enquête que celle de l’ART. J’en arrivais à me demander si cette éminente autorité n’avait pas été confiée à quelque frivole jury d’enfants, une sorte d’« école des fans » high-tech où chacun, pour ne froisser personne, se serait cru obligé de donner un 10 à chacun des concurrents. Il est vrai que l’on voyait mal une enquête, réalisée avec le concours des opérateurs, proclamer publiquement qu’Untel était le plus mauvais.

En réalité, dans sa dernière enquête, l’ART se garde bien de déclarer qui que ce soit « numéro 1 ». 72 critères sont mesurés, sur la qualité des appels depuis un train de banlieue, un bâtiment, ou encore un véhicule en déplacement. Et fatalement, sur 72 critères, le plus mauvais des opérateurs parvient toujours à en discerner un certain nombre pour lesquels il peut se targuer d’être le premier. Si SFR est « encore et toujours numéro 1 », c’est parce qu’il est premier sur les zones très denses (12 critères sur 12) ou les communications de qualité parfaite (4 critères sur 12). Itinéris se proclame le « meilleur réseau » pour la bonne raison qu’il est premier ou premier ex aequo sur 37 des 72 critères, et « 7 fois sur 12 critères CRC ». Quant à Bouygues, être 3 fois premier sur 7 critères testés aux heures de pointe, entre autres subtilités, lui confère largement le droit de se proclamer premier, lui aussi.

On retrouve, là encore, ce que l’humoriste Scott Adams avait appelé les « cartels d’embrouille » : des entreprises dont les offres sont formulées de telle façon qu’il est impossible de déterminer objectivement laquelle est la plus attractive. On l’avait déjà remarqué pour les forfaits, si intelligemment élaborés qu’ils ne peuvent guère être comparés ; c’est aussi le cas pour la qualité de service et ses 72 critères qui permettent au plus mauvais des opérateurs de se dire premier. « Chacun se réserve ainsi une part du gâteau proportionnelle au talent mis en oeuvre pour exploiter la crédulité du consommateur via la publicité. »

On peut s’interroger sur le but de cette campagne ubuesque, puisqu’à la lecture de ces trois proclamations victorieuses, le frère de la cliente potentielle n’est pas franchement plus avancé. On rejoint alors l’audacieuse hypothèse formulée par Beauvois et Joule : « On peut se demander si l’une des fonctions essentielles des images publicitaires, plutôt que d’appâter le client potentiel, ce que l’on proclame, ne serait pas de conforter les clients effectifs dans les comportements d’achat qu’ils ont déjà réalisés, ce qu’on ne dit pas. » Une hypothèse des plus crédibles quand on sait que la majorité des personnes à qui s’adresse cette publicité est d’ores et déjà équipée. Chacun d’eux est heureux de lire dans la presse que son opérateur est le meilleur ; il se persuade ainsi qu’il a fait le bon choix.

Quant à ceux dont le choix reste à faire, il ne leur reste guère qu’à jeter en l’air une pièce de monnaie. C’est en tout cas ce que je retiens des fumeuses conclusions de l’ART.

PIERRE LAZULY
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