Les Chroniques du Menteur
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Vie bien pénible du commercial flexible

lundi 27 juillet 1998, par Pierre Lazuly

Permettez-moi de revenir sur une précédente chronique et de présenter mes plus humbles excuses aux professionnels du marketing que j’aurais pu offenser en déclarant qu’ils « n’étaient pas des gens comme nous » et en me gaussant de leurs campagnes de promotion. Je les imaginais cyniques et malfaisants, j’en découvre aujourd’hui les côtés cachés, la tendresse et les faiblesses qui en font finalement des êtres plutôt attachants.

J’éprouvais déjà une certaine sympathie pour le responsable marketing de Paysan Breton, auteur d’un mémorable éloge du gruyère râpé : « Les soins apportés à la fabrication de l’Emmental en font un véritable concentré de calcium et de protéines. Il allie avec bonheur une saveur douce et bienfaisante pour toute la famille ». Un tel homme ne peut pas être mauvais. Le marketing n’était pas sa voie, mais que voulez-vous, il faut bien manger. Et, si possible, autre chose que du gruyère râpé.

Du Nutella, par exemple. C’est un marché que beaucoup aimeraient grignoter. On ne pense jamais à ces choses-là quand on mange du Nutella, mais j’ai rencontré un commercial de Nesquik, l’autre jour, dans la presqu’île ibérique. Il confiait ses malheurs à une grosse dame en tailleur. Il sortait tout juste d’une sale affaire : le remplacement de Grokwik par Quiky avait été mal perçu par les enfants, et donc évidemment par tous les actionnaires. Ceux-ci s’étaient fâchés tout rouge, voulaient fabriquer du Nutella, pour étaler plein de bénéfices sur leurs tartines beurrées. Du moins, c’est ce que je comprenais, en écoutant leur conversation caché derrière mon Libé.

Le commercial soupirait : faire du Nutella, ce n’est pas si simple que ça. La grosse dame opinait. Le commercial expliquait « le test produit ne s’est pas bien passé ». La pâte était trop fluide : la sanction est tombée. Sur la cravate du directeur, une tache de chocolat. Il y avait eu un froid. On ne pouvait pas vendre une pâte qui tombait sur les cravates. Surtout si par malheur un actionnaire venait à en manger. Le directeur en avait frissonné ; le commercial se sentait mal à cette idée. Il se souvenait qu’il était flexible, externalisable à souhait. Il avait envie de pleurer.

Et moi, je plaignais sincèrement cet homme, dans son costume de velours beige élimé, avec son air accablé : songez que son avenir dépend de la pâte chocolatée que vous ingurgitez. Tels sont les effets de la concurrence, tels sont les effets du progrès.

PIERRE LAZULY
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