Comme Claude Allègre, j’ai une véritable passion pour la civilisation américaine. Son éducation, sa culture, ses valeurs. Car on aura beau dire, les Américains, eux, savent inculquer à leurs bambins les véritables valeurs. Le culte de l’actionnariat ; la recherche du profit. Aussi entrent-ils dans la « bataille de l’Intelligence » infiniment mieux armés que leurs petits collègues européens, archaïques et frileux.
Il y a quelques années encore, comme tous les enfants (si l’on excepte bien sûr les enfants sans réel pouvoir d’achat, comme par exemple les 700 000 orphelins d’Ethiopie ou le million d’orphelins de l’Ouganda), comme tous les enfants, disais-je, les enfants américains investissaient bêtement l’argent qu’ils avaient pu gagner dans toutes sortes de gadgets. Des fringues, des CD, des consoles de jeu. Aujourd’hui, ils savent les jouer en Bourse. Comme des grands. La proportion d’adolescents de 12 à 17 ans qui achètent des actions est ainsi passée de 7% au début de 1998 à 11% en 1999.
L’information laisse songeur. D’où a bien pu leur venir cette idée-là ? Pourquoi ne courent-ils pas après une charmante petite camarade de classe, comme vous et moi à cet âge-là ? (Une occupation plus enthousiasmante, vous en conviendrez, que l’achat d’actions BNP le nez sur un clavier). Votre chroniqueur s’est renseigné : si les enfants prennent goût au marché boursier, c’est pour avoir participé à des jeux à l’école, et notamment au plus célèbre d’entre eux, le Stock Market Game (« le Jeu de la Bourse »), un jeu organisé chaque année dans les écoles par l’Association des Professionnels de la Bourse. Les enfants reçoivent 100 000 dollars virtuels à investir dans les actions cotées à Wall Street, sur la Bourse électronique Nasdaq et l’American Stock Exchange. Ils doivent également rédiger une dissertation sur ce qu’ils ont appris sur l’économie en général et sur le marché boursier en particulier.
Bizarre que Claude Allègre n’ait pas encore importé cette ânerie-là ; c’est sacrément « innovant », pourtant, comme idée. Ça aiderait même drôlement la France dans la bataille de l’Intelligence pour la Société de l’Information du Plein-Emploi.
Car en attendant que les socialistes comblent cet inquiétant retard et introduisent enfin à l’école le monde merveilleux de la finance, les Etats-Unis confortent encore leur avance. Pour aider les enfants à apprendre à investir - le premier besoin de l’enfant, quoiqu’en pensent certains parents -, la maison de courtage Salomon Smith Barney organise elle aussi des classes et des jeux dans des écoles. Sa vice-présidente avoue d’ailleurs sa surprise face au niveau d’expertise de certains élèves, dont les recherches leur permettent « de reconnaître la différence entre le clinquant et les investissements prudents sur le long terme. Beaucoup sont conscients que les valeurs Internet peuvent reculer ».
Alors, encouragés par un marché en ascension permanente (le Dow Jones a quasiment triplé en moins de cinq ans), par leurs performances au Stock Market Game et très souvent par leurs parents (environ 41% des ménages américains jouent en Bourse), bon nombre d’enfants quittent le virtuel pour devenir de véritables boursicoteurs. Depuis 1997, les comptes ouverts par des parents pour leurs enfants ont augmenté de 22% chez Salomon Smith Barney.
Les goûts de ces investisseurs en herbe en matière de mode, de jeux ou de gadgets dictent souvent leurs achats. Ils placent leur argent dans les actions des produits qu’ils consomment comme Nike, Gap, Disney ou McDonald’s. Finalement, quand on y pense, les actions Nike valent moins cher que certaines paires de baskets. Et elles s’usent nettement moins. Les ados « les plus high tech » choisissent quant à eux les actions de Nokia, dont ils utilisent les téléphones portables, Microsoft, Intel, Amazon.com ou Yahoo. Mais au-delà des noms les plus connus, les enfants savent, nous dit-on, « reconnaître la valeur » de titres comme ceux de Lucent, Sun Microsystems ou Cisco.
Gageons qu’ils n’auront aucun mal à résoudre le problème qui leur sera proposé au prochain examen du brevet : « Deux entreprises pétrolières A (75000 employés) et B (90.000 employés) lancent chacune une OPE hostile contre l’autre. L’évolution du cours des actions et les parités d’échange sont indiqués dans le tableau fourni ci-contre. Combien de milliers d’employés le patron de A doit-il licencier pour que le projet A crée autant de valeur pour l’actionnaire que le projet B ? ».
Le corrigé sera jusque là tenu secret, bien à l’abri dans le bureau d’un certain Philippe Jaffré.