« Le monde offre un spectacle confus. On l’aperçoit à travers la presse comme à travers une vitre embuée », avait un jour écrit Vialatte. Et c’est l’impression que l’on a, ces jours-ci, en essayant de décrypter le vrai du faux et le probablement vrai du probablement faux. Je suis comme vous, j’essaie de m’informer, mais pour tout vous avouer je n’y vois pas plus clair que dans ma salle de bains après m’être douché.
La vitre est embuée. Dans un air saturé d’informations contradictoires, des dépêches trop chaudes se condensent et troublent tout. Elles sont chargées de conditionnel et de sources. Une information brute, sérieuse, et quasiment irréprochable puisque les mensonges sont toujours accompagnés de leur source. On a tellement reproché aux médias leur couverture de la précédente Guerre du Golfe qu’ils ne manipulent plus l’information qu’avec des pincettes. Jamais les agences de presse n’auront été autant citées ; on connaît désormais le nom des journalistes de l’AFP et de Reuters. Le reste de l’année, on reprend mot à mot leurs dépêches sans les citer ; aujourd’hui, leurs informations sont données « selon un reporter de Reuters incorporé dans telle division de l’armée américaine ». C’est ma foi fort louable, mais il devrait en être ainsi toute l’année.
Enfin ne nous plaignons pas : ici, ce n’est que d’informations de persuasion massive que nous sommes bombardés. Par un déluge de déclarations plus ou moins mensongères et de faits constatés. Mais comme l’écrit Will Salama : « cette surinformation apparente dissimule une sous-information effective. L’importance des enjeux est masquée par le simulacre de "la guerre en direct". Ce n’est plus de l’information explicative, mais du remplissage, comme si la longueur des temps d’antenne garantissait l’épaisseur de l’information » [1].
La vitre est embuée, mais les « éditions spéciales » se multiplient nuit et jour pour nous inciter à voir à travers, à rester dans notre salle de bains emplie de conditionnels. « Rien qui nous permette d’être efficacement informés, voire captivés. D’où l’importance d’articuler, à partir du rien disponible, des discours basés sur l’ignorance des faits : la recherche d’information, en se faisant en direct, crée ainsi une situation d’attente tendue qui décourage le zapping. Un vide actif, en quelque sorte », comme le résume très bien Lucas [2]. C’est cette obsession de l’actualité, du « témoignage en temps réel », qui nous enchaîne à cette succession frénétique d’informations « à prendre au conditionnel ».
« Maîtriser cette information que nous n’avons pas » : cette phrase, entendue sur France Inter par une auditrice de « Là-bas si j’y suis », est particulièrement révélatrice. Les médias maîtrisent en effet plutôt bien cette information qu’ils n’ont pas. « Conditionnent » tout, mettent en doute chacune de leurs sources, appellent finalement par satellite un envoyé spécial qui confirment qu’il ne sait pas. Reviennent à Paris où un commentateur explique pourquoi il est difficile de savoir, ce qui explique qu’on ne sait pas. Et l’on se demande s’il ne serait pas préférable d’expliquer calmement l’information que l’on a plutôt que d’essayer de maîtriser en temps réel l’information que l’on n’a pas. Et ce que l’on perçoit finalement dans notre salle de bains, c’est « une incapacité totale à représenter les événements, leurs enjeux, leurs causes et leurs conséquences. En guise d’informations, une exaltation fallacieuse d’un factuel insignifiant ; et, plus pathétique encore, en guise de présentateur, un journaliste excité, se décarcassant à amplifier le néant pour capter ses téléspectateurs » [3].
Vendredi soir, la pression était un peu retombée sur France Inter. Entre deux flashs d’info, Jean-Louis Foulquier avait eu la bonne idée de consacrer son émission « Pollen » aux textes des poètes. Il nous fit redécouvrir « La prière » de Francis Jammes, mise en musique par Georges Brassens, mais cette fois dans une interprétation de Valérie Lagrange, sur un très bel accompagnement d’instruments arabes. Et cette Prière à Marie sur une musique arabe, cette Prière que George Bush ne ferait pas, cette Prière était autrement plus parlante que toute cette information que nous n’avions pas. La vitre était désembuée, et on voyait un enfant qui pleurait.
Par le petit garçon qui meurt près de sa mère
Tandis que des enfants s’amusent au parterre
Et par l’oiseau blessé qui ne sait pas comment
Son aile tout à coup s’ensanglante et descend
Par la soif et la faim et le délire ardent
Je vous salue Marie !