Les Chroniques du Menteur
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Leurres de vérité

mercredi 5 février 2003, par Pierre Lazuly

« Pour ou contre la guerre. Il s’agit de juger ; j’entends de décider au lieu d’attendre les preuves. Situation singulière ; si tu décides pour la guerre, les preuves abondent, et ta propre décision en ajoute encore une ; jusqu’à l’effet, qui te rendra enfin glorieux comme un docteur en politique. "Je l’avais bien prévu." Eh oui. Vous étiez milliers à l’avoir prévu ; et c’est parce que vous l’avez prévu que c’est arrivé. Contre ce vertige d’esprit, ne cherche point de preuves. Tant qu’un homme libre n’a pas prononcé contre la guerre, il n’y a pas de preuve. Mais toi, si tu juges contre, ce sera une forte preuve. Ne t’aide donc point de preuves, et marche sans béquilles. Décide d’après ton gouvernement intérieur et souverainement. C’est ainsi qu’il faut faire, dès qu’il s’agit non de ce qui est, mais de ce qui doit être. »
(Alain, Mars ou la guerre jugée)

C’est cet après-midi que le secrétaire d’Etat américain Colin Powell tentait, devant le Conseil de sécurité et en direct à la télé, de convaincre le monde que l’Irak dissimulait toujours « des armes de destruction massive » et qu’une guerre s’avèrerait sans doute nécessaire pour le désarmer.

« N’attendez pas trop de cette séance », avait confié la veille un haut fonctionnaire des Nations Unies [1]. Richard Haass, un responsable du département d’Etat, avait quant à lui trouvé cette formule admirable : « je ne veux pas susciter de faux espoirs » [2]. C’est vrai, c’est très décevant, nous qui « espérions » tant découvrir des armes de destruction massive sur nos écrans...

Dès le début, nous avions donc été prévenus : les informations fournies par Colin Powell s’apparenteraient plus à des indices qu’à des preuves formelles, le même Richard Haass allant même jusqu’à les comparer « à un tableau impressionniste du peintre français Georges Seurat ». Bref, quelque chose de très visuel, de très multimédia. Qui profiterait pleinement de cette particularité de la télé : « l’escroquerie essentielle de la télévision est de faire prendre une image invérifiable pour un fait avéré » (Yvan Audouard). Des images invérifiables deviendraient alors des preuves à charge.

« M. Bush les garde dans sa manche depuis le début, ces preuves », écrivait la semaine dernière Pierre Foglia [3]. « Fabriquées ou non, ce n’est pas très important. L’important, c’est que vous soyez ébranlés. On vous montrera des trucs, des machins, des bidons. Ce sera écrit acide botulique dessus, en arabe. Mais on vous traduira, ne vous inquiétez pas ».

Il avait raison. On nous a montré des trucs, des machins, des bidons. Des photos satellite de camions pouvant abriter des « laboratoires mobiles de fabrication d’armes biologiques ». Ou de sandwichs au jambon. Tout cela dépend beaucoup de l’inspiration de celui qui rédige les légendes, des motivations de celui qui zoome. « Reportage et propagande utilisent les mêmes images », écrivait encore Audouard.

« Puisque vous tuez pour la patrie, je ne vois pas par quel scrupule vous rougiriez de mentir pour la patrie. »
(Alain, Souvenirs de guerre)

Jeudi dernier, des fuites indiquaient que Colin Powell pourrait présenter « des photos satellite représentant des tracteurs tirant des remorques au toit muni de tuyaux d’aération particulièrement grands, indiquant qu’il pourrait s’agir de laboratoires mobiles » [4]. Sur les photos satellite de Normandie, on en voit aussi, de ces laboratoires mobiles « au toit muni de tuyaux d’aération particulièrement grands ». Ces dangereux criminels, on les appelle les « bouilleurs de cru » : leur remorque contient un véritable laboratoire de distillation massive qui leur permet de concocter, au mépris des résolutions de l’ONU, un excellent digestif.

On voit par là combien il est sage de se méfier des images.

« LA FOLLE : Que cherchent-ils ? Ils ont perdu quelque chose ?
PIERRE : Ils cherchent du pétrole.
LA FOLLE : Curieux ! Qu’est-ce qu’ils veulent en faire ?
PIERRE : Ce qu’on fait avec du pétrole. De la misère.
De la guerre. De la laideur. Un monde misérable. »
(Jean Giraudoux, La Folle de Chaillot)

Mais à quoi bon citer Giraudoux ? La guerre de Troie aura bien lieu.

PIERRE LAZULY

P.-S.

À lire également : « Syndrome à retardement » (chronique de l’uranium qu’on dit appauvri) et le cahier thématique « Le nerf de la guerre », qui n’a malheureusement pas vieilli.

Notes

[1] AFP, 5 février 2003.

[2] Le Monde, 5 février 2003.

[3] La Presse, 30 janvier 2003.

[4] Reuters, 30 janvier 2003.

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