Malgré les prix Nobel, la médecine a toujours ses frontières. Toujours la triste loi de l’humanitaire : avoir à soigner aujourd’hui ce qu’on aurait pu, sans doute, éviter hier. Cette fois, la tragédie se déroule aux portes de la Russie ; l’horreur règne à l’hôpital de Grozny. Les couloirs sont couverts de sang, les blessés gisent au milieu des morts qu’on n’a pas eu le temps d’emporter. Selon un bilan encore provisoire, les cinq missiles russes tirés jeudi soir sur Grozny ont fait 137 morts et 260 blessés.
À l’hôpital central, des femmes crient, traumatisées. Elles ont vu devant elles des dizaines de corps déchiquetés. « Ils disent qu’ils visent des terroristes. C’est sans doute nous les terroristes. Ils veulent nous tuer tous », lâche Seda, 48 ans, qui quittait tranquillement le marché lorsque l’un des missiles est tombé. « Médecins et infirmières sont débordés, épuisés, rapporte l’AFP. Il n’y a pas plus d’eau ou d’électricité à l’hôpital que dans le reste de la ville. Il fait froid, sombre, on transporte l’eau dans des seaux et on s’éclaire à la bougie ou à la lampe à pétrole. Un générateur permet encore d’alimenter une salle d’opération. Les services médicaux ne sont pas en mesure de soigner tous les blessés. Le manque de médicaments est absolu, les dernières réserves ont été épuisées depuis le 5 septembre, date à laquelle les forces russes ont commencé à bombarder la Tchétchénie ».
C’est un missile russe, un SCUD de 12 mètres (puissant mais nettement moins performant, tout de même, que les derniers produits de notre ami Lagardère), qui est tombé en plein milieu du marché central de Grozny, creusant un cratère de deux mètres de diamètre. Il paraît d’ailleurs que les militaires prennent souvent un malin plaisir à taguer leurs bombes et missiles avant de les envoyer. J’avais vu ça pendant la guerre du Golfe : de jolis messages bien vulgaires destinés à Saddam, et qui cloueraient deux minutes plus tard quelques gosses irakiens sur le macadam.
« J’ai vu de mes yeux passer le missile », raconte Aslan, 45 ans, qui n’a hélas pas eu le temps de lire le message de courtoisie griffonné par les artilleurs. « Juste à côté de moi il y a eu cinq morts et une femme a eu la main arrachée ». Une quinzaine de corps totalement déchiquetés étaient toujours éparpillés sur la place vendredi à la mi-journée.
La maternité située un peu plus loin au coin de la Place de la Liberté, près du palais du président tchétchène, a été touchée de plein fouet. Frappes chirurgicales, mais que voulez-vous, le chirurgien s’est trompé. Le bistouri de 12 mètres a dévié. Des corps grièvement brûlés de femmes et de nouveau-nés ont été retrouvés. Immédiatement après les bombardements, on dénombrait déjà 27 corps allongés dans la cour, devant l’immeuble en partie calciné. 41 personnes ont également trouvé la mort à proximité d’une mosquée.
Ce bombardement de Grozny a aussitôt provoqué une nouvelle vague massive d’exode de réfugiés tchétchènes, principalement en direction de l’Ingouchie, petite république voisine de seulement 350.000 habitants qui accueille déjà dans des conditions de fortune quelque 170.000 réfugiés. L’Ingouchie, c’est un peu la Macédoine de ce conflit : elle a accueilli la majorité des réfugiés qui ont fui la république séparatiste depuis le début de l’opération des forces russes le 5 septembre. Le Haut Commissariat de l’ONU pour les réfugiés (HCR) affirmait vendredi que la poursuite de l’offensive militaire russe en Tchétchénie risquait de tourner à la catastrophe humanitaire et que le nombre de déplacés en Ingouchie pourrait rapidement atteindre 300.000 personnes. Tout le monde s’en fout.
La Russie a, rappelons-le, attaqué la Tchétchénie avec pour objectif la destruction des bases des « rebelles islamistes » qui avaient attaqué en août le Daguestan, et qui sont soupçonnés d’avoir commandité les attentats qui ont fait, entre fin août et début septembre, 293 morts en Russie. Il est bon, dans un pays, d’avoir toujours un ennemi clairement défini. Surtout à deux mois des élections législatives, lorsque l’on voudrait montrer que la Russie n’est pas ce « bateau ivre » que l’on dit. Que l’on sait s’en prendre avec fermeté aux ennemis de la patrie. Seulement des rebelles islamistes, hein, allez savoir où ça se cache, ces machins-là ! Paraît qu’il y en a quelques uns qui s’échangent des armes à Grozny sur la place du marché. On est bien obligé de tirer dans le tas.
Mercredi dernier, lors de la réunion du G8, le président tchétchène Aslan Maskhadov appelait l’Occident à suspendre l’aide financière accordée à la Russie : « Nous attendons un soutien moral des Occidentaux et surtout qu’ils ne financent pas la guerre menée par Moscou ». Cause toujours. Les ministres de l’Intérieur et de la Justice du G8, qui clôturaient à Moscou une conférence de deux jours consacrée - justement - à la lutte contre la criminalité internationale, se sont bien gardés de mentionner le conflit tchétchène dans leur communiqué final. Il a toutefois été l’objet de nombreuses discussions informelles. Mais les Occidentaux sont restés d’une prudence insigne, se contentant d’affirmer, comme ce ministre européen, « que l’adéquation des moyens aux fins soulevait de nombreuses interrogations ». C’est joliment dit.
Pendant ce temps, le Premier ministre russe Vladimir Poutine, se baladait mercredi dans le Caucase. Il a ainsi visité une des sympathiques bases aériennes d’où décollent les avions qui vont bombarder la Tchétchénie. Il a décoré plusieurs équipages, en soulignant « le rôle de l’aviation pour limiter les pertes humaines des forces terrestres dans l’opération en Tchétchénie ». Je suppose qu’ils prennent des cours à l’OTAN. « Le rôle de l’aviation pour limiter les pertes humaines », ça doit faire doucement marrer dans les maternités tchétchènes.
Il faut lire l’édito de Charb, cette semaine dans Charlie : « La Russie libérale et mafieuse peut bombarder aveuglément la Tchétchénie, décimer sa population, réduire en poussière ses infrastructures civiles, l’Occident libéral et démocratique n’usera pas de son "devoir d’ingérence". Le conflit russo-tchétchène est une affaire intérieure russe. Mais, remarque le con, quand la Serbie massacrait le Kosovo, partie intégrante de la Serbie, l’Occident libéral et démocratique est pourtant intervenu pour sauver la population kosovar ! [...] L’écrasement d’un peuple n’est pas équivalent à l’écrasement d’un même peuple suivant que son bourreau ait opté ou non pour l’économie de marché ».
Tout est dit. Il suffit de repenser aux raclées infligées aux Irakiens et aux Serbes, dont les bourreaux n’étaient pas - et ne sont toujours pas - de sages dictateurs libéraux. Il suffit de comparer l’engagement militaire et le tapage médiatique des Occidentaux lors de la guerre du Golfe et celle du Kosovo avec l’indifférence et la passivité des mêmes face aux atrocités commises au Timor par notre client et ami l’Indonésie, ou en Tchétchénie par notre client et ami la Russie, face à la persécution du peuple kurde par notre client et ami le gouvernement turc, face au génocide du peuple tibétain par notre client et ami Yiang Zemin. En politique étrangère comme chez le marchand de poissons, le client a toujours raison.
En attendant, le prix de la vie humaine a (encore) baissé de façon effrayante.