Pour tout vous avouer, j’aurais préféré vous entretenir de sujets plus frivoles en ce début d’été, de l’actualité légère des stations balnéaires, des préoccupations romantiques de l’homme de juillet, mais l’actualité grinçante m’a une nouvelle fois rattrapé. Sous la forme d’une dépêche AFP : « Le groupe Vivendi prêt à reprendre le traitement de l’eau au Kosovo ».
Ce qui ne nous surprendra pas vraiment : maintenant que tout est cassé, la remise en place au Kosovo d’un nouveau réseau d’alimentation en eau est devenue une priorité. Or, comme par miracle, le groupe français Vivendi est déjà sur place pour reprendre en main l’unité de traitement des eaux de la ville de Kosovska Mitrovica, dans le nord de la province.
« Fort de son expérience dans les camps de réfugiés kosovars en Albanie, Vivendi, l’un des premiers groupes français à s’impliquer dans la reconstruction du Kosovo, compte ainsi reprendre en main l’unité de production d’eau de la ville, qui fournit 200.000 personnes aux alentours de Kosovska Mitrovica », explique à l’AFP le délégué à l’action humanitaire du groupe Vivendi (ex Générale des Eaux). Car, naturellement, Vivendi a son propre délégué à l’action humanitaire. Ou, si vous préférez, un délégué à la prospection de ces nouveaux marchés. De formation commerciale, il n’oublie pas de rappeler ses principales références afin de séduire ses potentiels clients : « Fort de son expérience... ». Entendez par là : « il faut bien que l’on tire maintenant les bénéfices de ces échantillons gratuits qu’on a filés aux kosovars ».
Loin de moi l’idée de nier la réalité du besoin, la nécessité d’un tel réseau : le quartier albanais de cette ville divisée a été massivement détruit et les hivers rigoureux obligent à mettre place des réseaux souterrains. Je ne doute pas non plus du fait que Vivendi soit sans doute parmi les plus aptes à y répondre rapidement.
N’empêche. « La division du Kosovo en ``zones’’ américaine, française, britannique, italienne et allemande de la KFOR fait craindre à certains observateurs l’apparition de disparités entre ces différentes régions, chaque pays étant naturellement porté à favoriser l’installation de ses entreprises et de ses techniques dans sa zone ». D’autres observateurs y verront, plus cyniquement, la seule explication à cette division en zones. Chacun s’efforçant dorénavant de toucher les dividendes de toutes ces destructions.
« Région la plus arriérée de l’ex-Yougoslavie, le Kosovo produisait essentiellement du charbon, de l’énergie, des métaux, des céréales et des produits issus de l’élevage », rappelle l’AFP. « Son économie moribonde attend désormais une aide occidentale d’urgence et un redémarrage basé sur une mise en valeur globale de la région, à plus long terme ».
Et l’on se dit que tout est là : « un redémarrage basé sur une mise en valeur globale de la région ». Qu’entend-on par « mise en valeur globale » ? Le développement de nos infrastructures. L’exportation de nos produits, de notre industrie. De nos nuisances. De « nos valeurs ».
Cette « mise en valeur globale », traînant en toute innocence à la fin d’une dépêche AFP, rejoint curieusement les questions posées par l’ami ARNO au sujet du 8ème corridor : « Pourquoi avoir totalement occulté l’importance économique de ce conflit ? [...] Pourquoi présenter les travaux qui commencent en ce moment en Albanie comme une ``reconstruction’’ et un soutien pour ``bons et loyaux services’’, alors qu’il ne s’agit que du début du corridor VIII, conçu et financé de longue date ? [...] Pourquoi nous a-t-on expliqué que cette région n’avait aucun intérêt économique (on nous a bien dit qu’il n’y avait pas de pétrole, preuve que nos intentions étaient plus pures qu’en Irak), pourquoi ne nous a-t-on jamais parlé du huitième corridor (que la presse albanaise qualifie de ``célèbre corridor 8’’), pourquoi avoir totalement occulté le projet de transport pan-européen (que tous les gouvernements de la région placent au centre de leurs décisions économiques) ? ».
Quoiqu’il en soit, on ne m’ôtera pas de l’idée qu’il y avait deux alternatives possibles pour régler le conflit. Celle, éminemment complexe, de la diplomatie. Le délicat travail des observateurs et négociateurs de l’ONU. Pas très télégénique, bien sûr, ces longs conciliabules de diplomates. Pas de quoi justifier non plus nos budgets d’armement. Pas de quoi assurer des débouchés à nos industriels du bâtiment.
Vers la fin d’un discours extrêmement important
le grand homme d’État trébuchant
sur une belle phrase creuse
tombe dedans
et désemparé la bouche grande ouverte
haletant
montre ses dents
et la carie dentaire de ses pacifiques raisonnements
met à vif le nerf de la guerre
la délicate question d’argent.(Jacques Prévert, « Le discours sur la paix », Paroles)
Et puis, il y avait une toute autre alternative. Celle que l’on connaît. Celle qui a tous les attraits. Une guerre bien médiatique, pour une juste cause. Une guerre qui de surcroît favorise la croissance, et l’emploi. Une guerre qui allait permettre à nos dynamiques entreprises de « mettre en valeur » de nouvelles régions.
On me dira que les Kosovars ne sont pas solvables. Qu’ils ne seront pas de bons clients pour Vivendi ou Bouygues avant longtemps. Ce n’est vraiment pas là l’important. Vivendi et Bouygues savent très bien de quoi ils vont vivre : des aides à la reconstruction. Comme Dassault et Lagardère sauront vivre des crédits militaires qu’aura « justifié » cette guerre.
J’ajoute, puisqu’on ne peut pas remettre en cause l’angélisme des Occidentaux sans être taxé de négationnisme aussitôt, que je ne nie pas pour autant les atrocités commises au Kosovo. Telles ces macabres découvertes du TPI : « A Qirez, des paramilitaires serbes ont séquestré huit femmes pour les violer et finir par les jeter vivantes dans des puits ». Bien au contraire. Mais force est de constater que ce qui permet à l’homme de commettre les pires atrocités, c’est précisément l’état de guerre.