Vous connaissez l’histoire de Ngawang Sangdrol ? Non ? Alors il faut que je vous raconte. Ngawang est tibétaine. En 1992, elle avait 15 ans. Elle participait, bêtement, à une manifestation pacifique pour revendiquer le respect des Droits de l’Homme et de la liberté religieuse au Tibet. Punition : 3 ans de prison.
En cellule, elle aura le malheur d’enregistrer des chants et des poèmes avec d’autres prisonnières. 6 ans supplémentaires. Puis, en 1996, pour avoir crié des slogans favorables à la liberté du Tibet au sein de la prison : encore 8 ans. Soit 17 ans de prison pour avoir, simplement, réclamé le respect des Droits de l’Homme. Elle devait donc en sortir, enfin, à l’âge de 32 ans.
Il n’en sera rien. Sa peine vient d’être portée à 21 ans. Un petit bonus de 4 ans : elle est accusée par le gouvernement chinois d’être une des dirigeantes d’un nouveau mouvement de protestation qui a eu lieu les 1er et 4 mai 1998. Mouvement dont la répression avait fait, naturellement, plus d’une dizaine de morts.
Parmi les nombreux prisonniers qui ont reçu une aide du Comité de soutien au Peuple Tibétain, 12% ont été arrêtés, « inhumainement torturés » et emprisonnés dans des prisons chinoises au Tibet alors qu’ils n’étaient encore que des enfants. Ces enfants martyrs avaient tous entre 11 et 15 ans lors de leur condamnation, et leur durée d’emprisonnement était en moyenne de 2 à 3 ans. Ils avaient tous eu le malheur de participer à des manifestations pacifiques à Lhassa, pour revendiquer la liberté religieuse au Tibet.
Parmi ces enfants, 90% souffrent aujourd’hui de très graves séquelles des tortures subies lors de leurs arrestations, lors des interrogatoires par la police, les procureurs chinois, et plus tard par les gardiens de prison. La moitié d’entre eux ne peuvent espérer une guérison totale (plusieurs ne marcheront plus jamais normalement, l’un ne peut plus rire, ni courir ni chanter en raison de douleurs dans la poitrine, une jeune fille a les pieds et les mains gelés pour avoir été placée sur des plaques en métal glacées en prison). Arrivé à Dharamsala, en Inde, un de ces enfants martyrs croyait même que l’emprisonnement d’enfants était une chose « normale ». Pourquoi ? « Parce qu’au Tibet, il y a beaucoup d’enfants qui sont arrêtés et jetés en prison pour plusieurs années, parce qu’ils ont crié "Po Rangzen" ("Liberté au Tibet") », a répondu l’enfant. L’article 17 du Code Pénal chinois précise pourtant que des mineurs de moins de 16 ans ne peuvent pénalement être tenus responsables de leurs actes.
Ajoutons que pour la seule année 1999, trois moines tibétains ont trouvé la mort à la suite des tortures qu’ils ont subies dans des prisons chinoises. Legshe Tsoglam, 21 ans, est mort le 12 avril peu après avoir été libéré du centre de détention de Gutsa où il était emprisonné pour avoir refusé de coopérer à une campagne officielle de « rééducation ». Norbu, 22 ans, qui avait lui aussi été interné à Gutsa, venait de mourir quelques semaines plus tôt. Un troisième moine, Ngawang Jinpa, est mort le 20 mai après sa libération de la prison de Drapchi. Tibet Information Network rappelle également à Jacques Chirac que 32 autres Tibétains sont morts dans des circonstances similaires entre septembre 1987 et janvier 1999. Vous remarquerez que le gouvernement chinois a toujours la délicatesse de les libérer quelques jours avant leur décès.
Pendant ce temps, en Europe...
« La visite couronnée de succès s’est déroulée sans heurt », hormis « un peu de bruit dans les rues » qui aurait pu être étouffé avec un peu plus de détermination, déclarait en fin de semaine dernière le porte-parole de Jiang Zemin, à la fin de la visite d’Etat du président chinois à Londres.
De la détermination, pourtant, Tony Blair en avait eu. Les médias britanniques s’étaient même vivement émus du dispositif policier disproportionné. Des milliers de policiers déployés pour quelques malheureux Tibétains agitant tranquillement de petits drapeaux. « Une bonne partie de la presse conservatrice a tiré à boulets rouges sur ces méthodes "liberticides", à l’exception notoire du Times dont le propriétaire Rupert Murdoch, à la tête d’un empire mordant sur la Chine, a préféré participer aux divers banquets ».
On connaît bien le leitmotiv de Tony Blair : « ce qui compte, c’est ce qui marche ». Et pour que « ça marche » avec l’ami Zemin, toute manifestation de protestation devait être systématiquement réprimée. « Lorsque le président chinois a fait sa visite officielle en Suisse en début d’année, m’écrit une fidèle lectrice de Genève (car sans vouloir me vanter, j’ai de fidèles lectrices à Genève), la police de Berne ne s’est pas montrée assez efficace et les manifestants pro-tibétains ont été visibles et bruyants. Et tout le monde a pu voir et entendre au Téléjournal le président chinois dire à notre présidente, sur un ton furieux, que la Suisse venait de perdre un ami. Certains contrats seront peut-être récupérés par d’autres pays européens... ».
Et ils le sont bel et bien : des promesses de contrats supplémentaires d’un montant de 3,5 milliards de dollars pour son ami Tony, et 15 milliards de francs pour remercier Jacques et Nadette. « C’est bon pour l’Europe, c’est bon pour la France, c’est bon pour l’emploi », se félicite gentiment Jacques Chirac.
C’est un peu moins bon, par contre, côté libertés individuelles. Par exemple, lorsque les manifestants des Droits de l’Homme se sont rendus aux alentours de l’hôtel où résidait le président chinois : « La réaction de la préfecture de police est immédiate : 135 interpellations. Au risque, parfois, d’embarquer, selon nos informations, deux personnes âgées de 84 et 88 ans, plusieurs enfants de moins de 10 ans et même un bébé de quelques mois. Certains envisageaient de porter plainte pour arrestation "abusive". Dispersés dans trois commissariats différents de Paris, les manifestants devaient être libérés dans la soirée. Evitant ainsi à Jiang Zemin de les croiser », pouvait-on lire dans Libé.
Les forces de l’ordre ont également interpellé lundi matin huit militants de l’association Reporters sans frontières qui manifestaient devant le siège de la compagnie Air China avec un banderole sur laquelle était inscrit « Jiang Zemin, six ans de pouvoir, 48 journalistes emprisonnés ». Pas moins de 60 gendarmes mobiles ont été envoyés sur place pour interpeller les protestataires, parmi lesquels le président de l’association Robert Ménard.
« Par ailleurs, un homme qui brandissait un petit drapeau tibétain devant le Sénat où se rendait Jiang Zemin a été matraqué par plusieurs policiers, ont déclaré des témoins », nous apprenait une dépêche de Reuters. Il est d’ailleurs troublant que des informations aussi graves soient évacuées en deux lignes à la fin d’une dépêche et ne soient pas largement reprises par la presse... Les principaux médias français ne seraient-ils pas, par hasard, contrôlés par de grands groupes ayant des visées sur la Chine ? N’auraient-ils pas, comme Murdoch, « préféré participer aux divers banquets » ?
« L’arrestation de manifestants pour empêcher l’hôte de la France de connaître la protestation des militants des droits de l’homme est inadmissible », déclare un communiqué de la Ligue des Droits de l’Homme. Car dans ce cas précis, ce n’est pas en Chine, mais en France, qu’un de nos droits constitutionnels - celui de manifester - est allègrement bafoué.
L’ancien régime soviétique s’efforçait toujours de présenter à ses visiteurs le visage d’une démocratie. En Europe, c’est exactement l’inverse : lorsque le client Jiang Zemin vient nous rendre visite, on s’efforce de lui présenter le visage d’une dictature. « Le président chinois s’en repart aujourd’hui conforté dans l’idée qu’il est parfaitement admissible de réprimer des manifestations », écrit le Daily Telegraph. Les Européens découvrent par la même occasion que chez eux non plus, « la démocratie n’est pas un concept absolu ».
Les sources : Tibet-Info (Comité de soutien au Peuple Tibétain) pour les informations concernant le Tibet, AFP, Reuters, Libé et Le Monde pour les infos européennes. Le titre de la chronique a été emprunté à un édito de Cavanna.