Les Chroniques du Menteur
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Les deux mains du monde

jeudi 9 septembre 1999, par Pierre Lazuly

J’aimerais bien, moi, faire comme France Inter. Parler en ouverture de journal des dernières médailles en chocolat françaises au tournoi de je ne sais quoi, du dernier discours de Lionel Jospin sur la nécessité d’introduire la parité en Corse dans l’État de droit du plein-emploi. Hélas, les médailles françaises, en heptathlon comme en lancer de petits pois, ça ne m’intéresse pas. Et les discours de Jospin, je n’en parle même pas.

Alors, ça a beau être loin, ça a beau être aussi gai qu’une journée de crachin sur l’ANPE de Tourcoing, c’est du Timor-Oriental que je parlerai ce matin. Je gagnerai sans doute moins de lecteurs qu’en parlant de Zidane, mais je me sentirai moins mesquin.

Que voulez-vous que je vous dise ? Une épuration ethnique de plus. Finalement, on commence à s’y faire, hein, à ce petit train-train. À ces déportations lointaines, ces purifications. Ça n’occupe plus la Une des journaux très longtemps ; Libé fait déjà la sienne sur la hausse de l’immobilier. L’effet Kosovo, coco. Le public se lasse, faut le comprendre. Les déportations, ça n’occupera bientôt plus qu’une rubrique dans les pages intérieures des journaux. À côté de la « Fusion du jour », privilège des pays développés, la « Déportation du jour », apanage des pays qui n’ont pas atteint ce niveau de « développement » là.

Cette fois, donc, c’est au Timor-Oriental qu’« on n’aurait vraiment pas pu prévoir ça ». Les chefs d’État sont tellement imprévisibles, les services secrets si mal renseignés. On ne savait pas, par exemple, que le clan Suharto possèdait sa deuxième plus grande propriété foncière (564 000 hectares) au Timor-Oriental ; ni que les partisans de l’indépendance avaient d’ores et déjà annoncé qu’ils comptaient bien les récupérer. On pensait sans doute aussi que les généraux qui avaient servi sous Suharto, notamment lors de l’annexion du Timor-Oriental, et qui avaient obtenu en guise de reconnaissance le privilège d’y exploiter les forêts, allaient quitter leurs trésors de guerre sans ronchonner (lire l’article « Unmasking the Indonesian interests behind the pro-Jakarta militias » sur le site Timor Today).

Telle fut notre naïveté. On voit où elle nous a menés. L’ONU retirera sa mission du Timor la nuit prochaine. Impuissante, assiégée, il ne lui reste plus qu’à s’en aller. L’imposition de la loi martiale au Timor-Oriental, loin de rétablir la sécurité, a apparemment accéléré et généralisé les violences : déplacements forcés de population, pillages et incendies. La routine, Charlie. Et l’armée indonésienne est plus que jamais mise en cause dans la répression engagée contre la population. Avec le concours de nouvelles milices, modernes, et comme il se doit privatisées, « les Vivendi du charnier » comme l’écrit crûment François Camé dans Charlie Hebdo cette semaine. Des milices qui se chargent du sale boulot dont l’armée officielle ne peut décemment pas s’occuper. On rejoint ici l’édito d’ARNO*, « Des mercenaires au service des États-Unis : le MPRI ».

Le sang étant sur les mains de ses « prestataires de services », les autorités indonésiennes se montrent sereines. Persuadées, sans doute à juste titre, que les menaces brandies ne dépasseront pas le stade verbal, elles restent sourdes aux pressions de la communauté internationale.

« Il n’y a qu’une chose qui soit véritablement écoutée en Indonésie », commentait un diplomate occidental cité par l’AFP, « c’est le cash. Tant que les fonds ne sont pas coupés à Jakarta, ils [les responsables indonésiens] continueront à défier le monde entier ». Les pressions économiques sur Jakarta, qui ne survit tant bien que mal à une grave crise et ne nourrit sa population que grâce à l’aide internationale, sont demandées par les organisations de défense de droits de l’Homme, mais plus timidement évoquées dans les capitales occidentales. « Timidement », ça donne par exemple pour le FMI : « le Fonds monétaire international (FMI) a fait savoir qu’il envisageait l’annulation d’une mission en Indonésie initialement prévue pour la mi-septembre ».

Les raisons d’une telle frilosité ? « On ne peut pas annuler tout ce que nous avons fait et oublier les milliards déjà engagés juste à cause du Timor oriental, sans ressource ou intérêt stratégique et avec moins d’un million d’habitants alors que l’Indonésie est le quatrième pays au monde par la population », expliquait un haut diplomate occidental en poste à Jakarta, cité par l’AFP.

Oui, vous avez bien lu : « on ne peut pas oublier les milliards juste à cause du Timor oriental ». C’est le bon sens même. On n’oublie jamais les milliards. Dans un langage politiquement correct, cela donne : « Ajouter à cela la menace de couper les crédits du FMI ou des sanctions économiques au moment où la crise asiatique est en période de net reflux n’apparaît pas, aux yeux des décideurs de Washington, de Londres ou de Paris, comme le moyen le plus utile d’aider les Timorais » (Libé). Ça risquerait surtout de mettre en péril les valeurs détenues en Indonésie par les investisseurs étrangers.

Le pouvoir indonésien sait d’ailleurs très bien que le FMI ne fera rien ; le ministre de l’Economie et des Finances annonçait même mardi, l’air de rien, que l’Indonésie demandait au FMI le rééchelonnement de 6 milliards de dettes dues pour l’an prochain. Kwik Kian Gie, le « ministre des Finances » virtuel du parti d’opposition qui a remporté les élections parlementaires, affirmait même lundi dans la presse que « toute interruption des versements de l’aide internationale à l’Indonésie contraindrait Jakarta à cesser d’honorer ses obligations financières ». Il est comme ça, Kwik Kian Gie. Il a tout compris comment ça marchait, le FMI. Et puis si le FMI interrompt ses versements, qui est-ce qui va les payer, hein, les milices timoriennes ?

Quant au ministre des Affaires étrangères, Ali Alatas, il a violemment écarté toute présence de forces étrangères au Timor-Oriental en lançant : il n’y aura pas de force internationale de paix « à moins que vous ne soyez prêt à employer la force pour débarquer ». C’est mesquin. Il sait bien que les Occidentaux ne risqueraient pas un soldat pour défendre le Timor ; c’est humain.

J’ai retrouvé, dans Contre-feux, un entretien intitulé « La main gauche et la main droite de l’État » dans lequel Pierre Bourdieu distingue ce qu’il appelle « la main gauche de l’État : l’ensemble des agents des ministères dits dépensiers qui sont la trace, au sein de l’État, des luttes sociales du passé » et sa main droite : « énarques du ministère des Finances, banques publiques ou privées et cabinets ministériels ». Bourdieu expliquant : « Je pense que la main gauche de l’État a le sentiment que la main droite ne sait plus ou, pire, ne veut plus vraiment savoir ce que fait la main gauche. En tout cas, elle ne veut pas en payer le prix ».

L’analyse revêt une portée universelle. La main gauche du monde, c’est l’ONU et ses satellites, le PNUD, l’UNICEF. La main droite, c’est le FMI, l’OMC, la Banque Mondiale.

La main gauche est impuissante. Elle dénonce, dans les rapports du PNUD, les effets pervers de la mondialisation. Elle traque, comme elle peut, les violations des droits de l’homme. Elle organise des élections, fournit ici une aide médicale, finance là la construction d’une école. Dépensière, certes, mais dans le bon sens. Humanitaire.

La main droite est toute puissante. Elle impose, souverainement, ses réductions de dépenses publiques. Ses privatisations. Son libre-échange. La main droite elle aussi est dépensière. Mais différemment. Elle gaspille utilement ses milliards : la moitié pour arroser les mafias du monde (voir la Russie ou l’Indonésie), l’autre moitié pour sauver les créances douteuses des fonds d’investissement occidentaux.

La main droite « ne veut plus vraiment savoir ce que fait la main gauche. En tout cas, elle ne veut pas en payer le prix ». La preuve en est que les États-Unis paient toujours rubis sur l’ongle leur dîme pour le FMI, et sont parmi les plus mauvais payeurs des Nations-Unies. Les États-Unis savent, mieux que quiconque, que les projets de la main gauche sont voués à l’échec. Alors pourquoi les financer ?

La main gauche s’émeut de la situation au Timor-Oriental. C’est bien normal. C’est son rôle, après tout, d’être horrifiée. De faire courir des petits Védrines de par le monde. D’alerter l’opinion internationale sur la situation tragique du tiers-monde, crevant de cette dette colossale que lui soutire... la main droite. Main droite qui, pendant ce temps, continue d’arroser tranquillement toutes les mafias du monde.

On ne peut tout de même pas oublier les milliards juste à cause du Timor-Oriental.

PIERRE LAZULY
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