J’en tirais à vrai dire une certaine fierté : de tous les chroniqueurs français, j’étais le seul à ne pas en avoir parlé. Dans la rue, les gens se retournaient : « regardez, c’est lui, le chroniqueur qui n’en a pas parlé ! ». Je sentais sur moi leurs regards offusqués. Et pourtant, j’avais la meilleure des excuses : dans mon humble demeure, je n’ai pas la télé. Et quand bien même je l’aurais, j’ai honte de l’avouer mais on ne reçoit toujours pas M6 dans ma province reculée. Sans que l’on ait remarqué pour autant une recrudescence des suicides d’adolescents.
C’était donc ce que je répétais inlassablement à tous les abonnés qui me réclamaient, depuis maintenant trois semaines, une petite chronique sur le sujet : « désolé, mais je n’ai pas la télé ». Malheureusement, mon alibi s’est effondré : pour la première fois, il n’y a même plus besoin du téléviseur pour recevoir la télé. La simple lecture de la « presse nationale de qualité » vous en apprend tout autant que les heures passées devant le petit écran. Pas un jour sans son lot de tribunes, d’éditoriaux ou d’enquêtes sur « le Loft ». Et c’est à ce moment précis que le spectacle, annoncé par Guy Debord, prend tout son sens : « Le spectacle est le moment où la marchandise est parvenue à l’occupation totale de la vie sociale. Non seulement le rapport à la marchandise est visible, mais on ne voit plus que lui : le monde que l’on voit est son monde. »
« L’occupation totale de la vie sociale », on y était arrivé. Ce qui n’était au départ qu’une vulgaire succession d’images était parvenu à déborder s’évader de sa chaîne et à coloniser la totalité des médias. « Un produit qui existe déjà sous une forme qui le rend propre à la consommation peut cependant devenir à son tour matière première d’un autre produit », écrivait Marx dans Le Capital. Le produit « Loft Story », consommable par son public-cible, devient aussi la matière première d’une multitude de produits éditoriaux, élogieux ou critiques, qui s’adressent à leur propre cible. Emissions et magazines people en font naturellement leurs choux gras ; la presse satirique remplit parfaitement son rôle, et tire à boulets rouges ; plus distingués, Le Monde et Libération « s’interrogent », alimentent le « débat public » en ouvrant leurs colonnes aux directeurs de chaînes, aux sociologues. Les plus petites niches sont touchées : Transfert, par exemple, se penche sur le piratage du site de l’émission. Et c’est le réseau tout entier qui est touché par « l’épizootie de fièvre lofteuse » : sites de fans, parodies, ou éditos énervés, on ne compte plus les pages sur le sujet.
Je ne vous infligerai donc pas mon opinion sur le sujet. Je pourrais à la rigueur m’arranger pour la voir, la critiquer, mais ce que j’en pense n’a aucune importance. Il m’a semblé plus utile, en ce mois de mai, de prendre un peu le soleil et de relire en terrasse mon livre de poche le plus écorné : « La société du spectacle », de Guy Debord, publié en 1967 et plus que jamais d’actualité :
« Le pouvoir du spectacle, qui est si essentiellement unitaire, centralisateur par la force même des choses, et parfaitement despotique dans son esprit, s’indigne assez souvent de voir se constituer, sous son règne, une politique-spectacle, une justice-spectacle, une médecine-spectacle, ou tant d’aussi surprenants "excès médiatiques". Ainsi le spectacle ne serait rien d’autre que l’excès du médiatique, dont la nature, indiscutablement bonne puisqu’il sert à communiquer, est parfois portée aux excès. Assez fréquemment, les maîtres de la société se déclarent mal servis par leurs employés médiatiques ; plus souvent ils reprochent à la plèbe des spectateurs sa tendance à s’adonner sans retenue, et presque bestialement, aux plaisirs médiatiques. On dissimulera ainsi, derrière une multitude virtuellement infinie de prétendues divergences médiatiques, ce qui est tout au contraire le résultat d’une convergence spectaculaire voulue avec une remarquable ténacité. De même que la logique de la marchandise prime sur les diverses ambitions concurrentielles de tous les commerçants, ou que la logique de la guerre domine toujours les fréquentes modifications de l’armement, de même la logique sévère du spectacle commande partout la foisonnante diversité des extravagances médiatiques. »
« Dans la pensée spécialisée du système spectaculaire, s’opère une nouvelle division des tâches, à mesure que le perfectionnement même de ce système pose de nouveaux problèmes : d’un côté la critique spectaculaire du spectacle [...] ; de l’autre côté l’apologie du spectacle. [...] Pourtant, le faux désespoir de la critique non dialectique et le faux optimisme de la pure publicité du système sont identiques en tant que pensée soumise. »
« Ainsi se recompose l’interminable série des affrontements dérisoires mobilisant un intérêt sous-ludique, du sport de compétition aux élections. Là où s’est installé la consommation abondante, une opposition spectaculaire principale entre la jeunesse et les adultes vient en premier plan des rôles fallacieux. »
« Une telle manière de critiquer, parce qu’elle ne connaît pas le négatif qui est au coeur de son monde, ne fait qu’insister sur la description d’une sorte de surplus négatif qui lui paraît déplorablement l’encombrer en surface, comme une prolifération parasitaire irrationnelle. Cette bonne volonté indignée, qui même en tant que telle ne parvient à blâmer que les conséquences extérieures du système, se croit critique en oubliant le caractère essentiellement apologétique de ses présuppositions et de sa méthode. »
Le « caractère essentiellement apologétique » du battage médiatique autour de Loft Story ne fait assurément aucun doute : si l’émission avait été traitée avec un réel mépris, ignorée dès l’origine, son audience n’aurait jamais dépassé celle du public ciblé. Loana n’aurait jamais envahi la sphère intellectuelle du sans-télé. Loft Story ne serait pas devenu un phénomène de société.
Sentant poindre la critique sur son traitement exagéré du sujet, Le Monde s’en expliquait dans son éditorial du 13 mai, intitulé « Le miroir de Loft Story » : « le pays semble divisé en deux camps, pour ou contre, curieux ou moralisateurs, procureurs de la "télé-poubelle" ou adeptes de la "télé-réalité", dénonciateurs de l’avènement d’un totalitarisme soft ou promoteurs d’une démocratie de l’individu dont, dans les deux hypothèses, la télévision serait l’enjeu et l’instrument ». Car c’est une habitude, dans la presse bien pensante : le pays se doit d’être divisé en deux camps. Et si possible sur le sujet le plus insignifiant. Ayant posé les bases de cette prétendue « grande querelle nationale », qu’il n’hésite pas à comparer à la division droite-gauche en mai 81, Le Monde conclut fort naturellement qu’il ne peut pas se désintéresser de ce débat historique, qui passionne à tel point les français : « Largement ouvert - et c’est un signe de santé démocratique et de vie intellectuelle -, le débat s’est traduit par des points de vue contradictoires dans nos colonnes. [...] Ce débat est, de fait, le meilleur démenti aux prophètes de malheur. C’est la preuve que la réalité ne parle pas toute seule, comme une image brute volée par des caméras. Elle se raconte, s’explique, se commente dans une médiation plurielle. Débattre de "Loft Story", c’est refuser l’illusion de la "télé-réalité". »
Pour dynamiter, si besoin était, l’alibi de la « médiation plurielle », une dernière cartouche de Debord : « L’ensemble des connaissances qui continue de se développer actuellement comme pensée du spectacle doit justifier une société sans justifications, et se constituer en science générale de la fausse conscience. Elle est entièrement conditionnée par le fait qu’elle ne peut ni ne veut penser sa propre base matérielle dans le système spectaculaire. »
Sa « propre base matérielle » n’est pourtant pas dénuée d’intérêt. On apprenait ainsi, dans la revue de presse de Pascale Clark, que Libé et Le Monde, médiateurs pluriels s’il en est dans les débats dépourvus d’intérêt, avaient augmenté leurs ventes de 15% les jours où ils avaient fait leur une sur Loft Story. Ce qui explique probablement pourquoi, pendant plusieurs jours consécutifs, les « ventres de une » du Monde avaient pris soin d’incorporer « Loft Story » dans leur titre. Même si « Les Américains nous promettent Loft Story sur Mars dans 20 ans » n’avait rigoureusement rien à voir avec le sujet - et dont le titre était même, pour faire vendre, carrément mensonger.
Et l’on pouvait sourire, lorsque les mêmes journaux nous rapportaient, la semaine dernière, qu’M6 s’apprêtait à lancer toute une série de produits dérivés (vêtements, magazines…). Sans oser s’avouer qu’ils n’étaient plus eux-mêmes que les produits dérivés de l’insignifiance qu’ils avaient réussi à élever au rang de phénomène de société.