Vous vous souvenez peut-être de la fameuse chaussette trouée de Jean-Marie Messier, censée selon Paris-Match illustrer son naturel et sa simplicité. Cette fois, ce n’est plus Jean-Marie Messier qui fait la une des gazettes. Et encore moins ses chaussettes. Mais déjà, c’est vers les pieds d’un autre que les caméras se penchent pour y saisir un symbole. Ce symbole, celui de l’action, c’est la « semelle usée » par la fonction. Et c’est une semelle qui ne pouvait se trouver que dans le plus proche voisinage des pieds d’un ministre qui n’est pas le plus discret...
Je vous le dis en chuchotant, des fois qu’on nous écoute, mais c’est la triste vérité : notre propre ministre de l’Intérieur a les semelles usées. L’information m’avait échappé, naturellement ; Le Figaro, qui est un journal sérieux, n’a pas manqué de le relever. C’est d’ailleurs à cela que l’on sait distinguer le véritable professionnel du chroniqueur amateur : le premier perçoit au premier coup d’oeil ce qui fait sens dans l’actualité.
Tenez, le fameux soir où Nicolas Sarkozy profitait sur France 2 de ses « 100 minutes pour convaincre », je n’étais même pas devant ma télé (je disposais pour ma part de 100 minutes pour convaincre une charmante demoiselle d’accepter une invitation à dîner). L’éditorialiste du Figaro, lui, était tout absorbé par son écran ; il buvait les paroles du sécurisateur insatiable pendant que j’en buvais de plus aimables. Et pendant que le ministre défendait ardemment ses chiffres de novembre, l’éditorialiste, lui, n’en avait que pour ses jambes. Oui, vous avez bien lu : pour ses jambes.
Oh, ne jouez pas les innocents ! Nous sommes tous restés un jour ou l’autre rivés devant l’écran, l’oreille distraite, simplement pour le plaisir de voir des jambes. De plus jolies, certes, et de plus longues. Mais l’éditorialiste de droite, lui, ne ressent d’émotion véritable que devant les jambes implacables d’un ministre de l’Intérieur, de la Sécurité Intérieure et des Libertés Locales. Il les couve d’un regard attendri, il s’en pâme, il s’esbaudit. Finalement, il les décrit : « durant pratiquement toute l’émission, le ministre aura posé sa jambe droite sur la gauche, exhibant ainsi devant les caméras, en premier plan, une semelle usée : celle de l’homme de terrain, disposé à mettre les pieds dans le plat. Un style qui risque d’être copié. »
Je ne sais si le choix des chaussures ministérielles a réellement été prémédité, mais « la semelle usée de l’homme de terrain », c’est sûr, elle va rester. A l’heure où je vous parle, les hommes politiques s’excitent (François Hollande lui-même aurait été aperçu en train de se frotter contre un pommier pour donner à son blouson de cuir l’illusion d’un passé). Leurs conseillers sont agités. Ils ne rêvent que de bottes boueuses, de chaussures gâtées par quelque colombin ; ils se réveillent la nuit, en proie aux pires cauchemars (l’un d’entre eux était en train d’enduire patiemment au pinceau les mocassins raffariniens de quelque gluante bouse poitevine quand il a malencontreusement renversé le seau sur le plateau...). Le dimanche, les malheureux en sont même réduits à hanter les entrepôts Emmaüs à la recherche de la tenue de chasseur qui ferait fureur, chez Drucker, lorsque leur patron irait y chanter son amour du terroir et de ses valeurs.
Car il fallait y aller, chez Drucker ; pour redorer une image, on pouvait compter sur son savoir-faire. Il s’échinait à rendre sympathique aux Français les cas les plus désespérés ; il nous avait appris qu’Alain Juppé aimait rire, c’est tout dire. Son émission aurait pu s’appeler « 100 minutes pour l’aimer ». (Et je ne vous dis pas à quoi je les aurais occupées, moi, ces 100 minutes, pendant que les éditorialistes du Figaro lorgneraient avec un début d’érection les jambes de Juppé).
Quoi qu’il en soit, il faut tout de même reconnaître à Michel Drucker un mérite : grâce à lui, nous savons désormais à quoi peuvent servir les porte-avions de l’armée française, et pourquoi il était nécessaire d’en construire si rapidement un deuxième. Je vous le dis en chuchotant, des fois que Ben Laden essaie d’intercepter nos secrets militaires : un porte-avions nucléaire, ça sert à catapulter Michou à bord d’un Super-Etendard au cours d’une émission populaire. (Ce sera même le « clou du spectacle », jeudi prochain sur France 2. Ils avaient pensé à Carlos, au départ, mais il paraît que notre arsenal de guerre est encore sous-dimensionné : il faudrait des budgets supplémentaires pour que l’armée française dispose enfin de moyens à la hauteur de ses besoins).
C’est triste à dire, mais jusqu’ici l’opinion française ne trouvait pas les porte-avions très sympathiques. Elle les trouvait un peu gris, un peu trop souvent en panne, aussi. Il fallait leur montrer que les porte-avions, eux aussi, savaient se divertir. Ce à quoi s’emploiera donc Michel Drucker, le 26 décembre, au cours de l’émission « Une nuit sur le Charles-de-Gaulle ». Je vous en livre le résumé publié sur le site FranceTV (et que je sois transformé en Roselyne Bachelot si j’en ai changé un seul mot) :
« Sous la houlette du sympathique Michel Drucker, une escouade de personnalités de la variété, du cinéma et du sport est rassemblée sur le pont du porte-avions nucléaire français Charles-de-Gaulle afin de démontrer qu’un bâtiment de guerre peut aussi être l’endroit rêvé pour passer une excellente soirée entre amis. Ce sera l’occasion de mieux connaître cette véritable cité flottante, fer de lance de la Force d’Action Navale, avec son équipage de près de deux mille âmes, sa haute technologie et sa batterie de trente-deux missiles Aster, dont la précision n’a d’égal que la puissance dévastatrice. A travers des reportages et une conversation à bâtons rompus avec ses invités - ponctuée de chansons - Michel Drucker soulignera la vocation première de ce fier vaisseau : la sauvegarde de la vie humaine et de l’environnement. »
On l’oublie en effet trop souvent : « un bâtiment de guerre peut aussi être l’endroit rêvé pour passer une excellente soirée entre amis ». C’est même pour ça qu’ils sont construits. Seulement, maintenant que Michel Drucker a pris ses quartiers sur le premier, Arthur risque de vouloir s’installer sur le deuxième... Car on ne m’ôtera pas de l’idée qu’un bâtiment de guerre peut aussi être l’endroit rêvé pour installer la prochaine Star Academy. Les élèves y chanteraient tous en choeur La Marseillaise au milieu des missiles Aster (pour servir de décor à une comédie musicale, avouez que le nom était plutôt bien trouvé). Non, décidément, deux porte-avions c’est vraiment trop peu pour que la France puisse décemment « faire entendre sa voix dans le grand concert des Nations ». On devrait peut-être en exiger un troisième, pour d’éventuelles missions.
En attendant, la seule chose rassurante, c’est qu’on ne peut pas dire que le casting soit des plus prestigieux : Franck Dubosc, Jane Birkin, David Hallyday, Roberto Alagna, Axelle Red, Thierry Lhermitte, Zazie, le Bagad de Lann-Bihoué, Cheb Mami et Richard Virenque, ce ne sont manifestement pas les plus gradés qui ont répondu à l’invitation de l’armée. Axelle Red, pourtant, c’est curieux, il me semble bien l’avoir entendue chanter tout l’automne avec Renaud une chanson qui disait :
« Les dieux, les religions
Les guerres de civilisation
Les armes, les drapeaux, les patries, les nations
Font toujours de nous de la chair à canon. »
Soyez les bienvenus dans cette nouvelle saison de chroniques ; j’arrive juste à temps pour vous souhaiter un joyeux Noël et déposer au pied du sapin ce modeste présent.